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lundi, 11 janvier 2021

Cimes cinéphiliques 2020

 

Qui succède à Once Upon a Time… in Hollywood de Quentin Tarantino au titre de meilleur film de l'année ? La réponse dans notre habituel top 10, suivi de son flop 10 tout aussi subjectif.

 

Au sommet cette année

 

1) Michel-Ange d’Andrey Konchalovsky : Gravé dans la roche.

Cimes cinéphiliques 2020, Sylvain Métafiot, top 10, flop 10,

 

2) Uncut Gems de Benny Safdie et Josh Safdie : Money Time.

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3) Hotel by the River de Hong Sang-soo : Poétique de l'effacement.

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4) Les Choses qu'on dit, les choses qu'on fait d'Emmanuel Mouret : Le principe de délicatesse.

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5) Tommaso d’Abel Ferrara : La décomposition fantasmatique du couple.

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samedi, 02 janvier 2021

Gravé dans la roche : Michel-Ange d’Andreï Konchalovsky

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Sculpter des corps parfaits pour expier les démons de son âme. Tel semble être la ligne de crête qu’arpente le Michel-Ange de Konchalovsky, évitant ainsi de tomber dans l’écueil du biopic hagiographique et convenu, et concentrant plutôt son propos sur quelques années déterminantes de la vie de l’artiste florentin. Cette période tumultueuse de l’Italie de la Haute Renaissance où, entre crises politiques et succession pontificale, Michel-Ange se débat dans les rets du pouvoir afin de s’assurer une sécurité financière et une certaine autonomie artistique. Bénéficiant de la protection de la famille Della Rovere, sa position sociale devient incertaine lors de la mort du pape Jules II et du retour des Médicis qui installent Léon X au Vatican, chassant de force les Della Rovere de Rome. Afin d’honorer la commande de l’imposant tombeau de Jules II, il fait route vers Carrare afin d’y trouver le plus beau marbre d’Italie.

 

Arrivé à la carrière on touche au cœur du film. Jetant son dévolu sur un « monstre » (un bloc de marbre immaculé si massif que même les ouvriers en appréhendent le transport), Michel-Ange dévoile la démesure de ses obsessions artistiques en même temps que sa folie égoïste. Pour réaliser son chef d’œuvre, il n’hésite pas à mettre en danger la vie des carriers, à trahir ses amis et à s’attirer les foudres de ses mécènes. Car, au-delà du problème d’indépendance artistique vis-à-vis du pouvoir politique et d’une misère financière qui le suit comme un chien galeux, Michel-Ange est dépeint comme un exalté colérique, menteur et cynique. La prestation hallucinée Alberto Testone y est pour beaucoup. Sans doute que Konchalovsky a mis un peu de son propre orgueil dans ce portrait peu flatteur. Reste que, dans un même élan titanesque et insensé, le tour de force de la descente – réelle – du monstre de la carrière, rappelle celle – tout aussi réelle et éprouvante – de l’ascension du bateau dans le Fitzcarraldo de Werner Herzog (1982) en pleine forêt amazonienne. 

 

Et ils sont rares et précieux ces rapports bruts à la matière, cette façon de scruter toute l’exigence technique que demande la pratique et le savoir-faire artisanal, loin du simple « élan créateur » vaporeux et impalpable qui sert de cliché aux portraits paresseux. Ces rouages de la création on les retrouvent, par exemple, dans Amadeus de Milos Forman (1984) lorsque, au seuil de la mort, Mozart dicte la partition du Requiem à Salieri ; ou dans Andreï Roublev d’Andreï Tarkovski (1969) lors de la fonte de la cloche géante de Souzdal. Konchalovsky, qui a participé au scénario de Roublev, saura se souvenir des larmes du jeune Boriska en entendant le son pur de la cloche lorsqu’il confronte Michel-Ange aux affres d’une dévotion religieuse contaminée par des visions cauchemardesques et qu’il tente de faire éclater dans ses œuvres. Seul Dante Alighieri, le divin Dante, demeure un phare pour le sculpteur tourmenté qui, en comparaison du génie du poète, s’enfoui de honte la tête sous le fumier. C’est une constante : bien que d’une arrogance volcanique, Michel-Ange n’a de cesse de déprécier son travail, ce n’est jamais fini, jamais parfait, il faut refaire les couleurs, le pape attendra, je vais tout détruire et tout refaire, si t’es pas content va bosser pour Raphaël, etc. Cette quête infinie de la perfection reflète son combat mystique intérieur : rendre gloire à Dieu c’est vaincre les tentations du Diable. Malgré la corruption qui le ronge, son être tout entier tend vers la beauté, à l’image de la main d’une jeune fille, frêle et nacrée, langoureusement pendante après un ébat amoureux.

 

Trop longtemps habitués à des biopics médiocres et ronflants – et par là enlaidissant les sujets auxquels ils croient rendre les honneurs – on en aurait presque oublié que le cinéma peut représenter la vie d’hommes illustres avec grâce et ferveur. Michel-Ange est de ceux-là.

 

Sylvain Métafiot

 

Article initialement publié sur Le Comptoir

samedi, 26 décembre 2020

Money Time : Uncut Gems de Benny Safdie et Josh Safdie

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La dernière fois que nous étions allé rendre visite aux frères Safdie, Robert Patinson ne s’était pas remis de sa cuite post Twilight, errant avec son frère handicapé dans les artères crades d’un New-York qui n’aurait pas subit la politique hygiéniste de Rudolph Giuliani, à la recherche de billets faciles et d’un rêve américain imaginaire (Good Time, 2017). Entamée avec The Pleasure of Being Robbed (2009) et prolongée avec Mad love in New-York (2014), les frères terribles du cinéma indépendant américain poursuivent ainsi l’exploration nerveuse de la « grosse pomme » comme un ver gourmand se repaît d’un fruit pourri avec ce survolté Uncut Gems.

 

Soit Howard Ratner, joaillier juif du Midtown Manhattan, magouilleur, infidèle, hypocondriaque et accro aux paris sur les matchs NBA. Lorsqu’une opale non taillée arrive d’Ethiopie, Howard voit l’occasion idéale de rembourser toutes ses dettes en tentant une arnaque aux enchères. Mais ses créanciers sont du genre dubitatif et seraient plutôt partisans de lui casser les rotules à la barre à mine. Le nombre de ses ennemis s’accumulant au fil de ses dépenses… La première bonne idée de Bennie et Josh Safdie fut de ressusciter Adam Sandler – acteur plus habitués aux Razzie Awards qu’au tapis rouge des Oscars – en lui offrant ce qui restera peut-être comme le rôle le plus marquant de sa carrière. Howard est propulsé d’une dette de jeu à une embrouille avec un client, à un nouveau crédit, à un pari risqué, à une dette supplémentaire, etc. Exaspérant, il n’en demeure pas moins attachant, notamment dans cette croyance un peu folle que la chance va enfin lui sourire. Le verbe scorsesien vole haut et fort chez les frères. Pas étonnant que l’ancien gamin de Little Italy ait produit le film quand on voit les ressemblances avec l’univers trépidant des Affranchis (1990), Mean Streets (1973) ou Le Loup de Wall Street (2013). Mais cette explosion de logorrhée verbale, loin de résonner dans le vide, constitue le moteur d’Howard, son carburant auto-généré. Si le silence est d’or le phrasé mitraillette d’Howard a l’éclat des diamants tape à l’œil qui viennent orner les grillz et autres médaillons des rappeurs bling-bling et autres stars du showbiz en manque de lustre.

 

Cette énergie démente qui parcourt tout le film intensifie les obsessions ludiques et dramatiques des frères Safdie. Suivre Howard à la trace s’enliser et essayer de se dépêtrer de toutes ses combines pendant plus de deux heures est épuisant. Mais terriblement drôle et excitant. Porté par la bande-originale électro stratosphérique de Daniel Lopatin et la photographie iridescente de Darius Khondji, le polar fiévreux des Safdie – à la manière des films de genre d’Abel Ferrara – ne tient pas en place, conférant aux rares moments d’accalmie l’élan nécessaire pour repartir à pleine vitesse. De là cette impression que l’hystérie contamine tous les protagonistes du Diamond District, même les plus éloignés de l’œil du cyclone : la frénésie chaotique d’Howard entraînant une véritable tempête d’emmerdements dans son sillon. Loser pathétique qui se voudrait le roi du monde, Howard est comme un gosse irresponsable qui refuserait les règles du monde réel pour s’inventer un rôle à la hauteur de ses ambitions matérialistes. Son excentricité masque pourtant un profond besoin d’amour et une quête spirituelle. Et c’est une inconscience toute enfantine qui déterminera son pari le plus décisif. Pour lui, le jeu est à l’image de sa vie : un mouvement perpétuel hors de la réalité mais qui (en apparence) le maintien en vie. Jouer c’est défier le destin en lui faisant son plus beau sourire.

 

Sylvain Métafiot

 

Article initialement publié sur Le Comptoir

mardi, 01 décembre 2020

Les artisans conteurs : Un monde parfait selon Ghibli d'Alexandre Mathis

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Fondé en 1985 par Hayao Miyazaki et Isao Takahata, le studio Ghibli est depuis une bonne trentaine d’années LA référence mondiale en matière d’animation japonaise. Au point de contester sur leur terrain des géants comme Disney ou Pixar. La création du studio marqua la volonté d’indépendance des deux amis, après de longues années à travailler comme assistants-réalisateurs sur des productions dont ils n’avaient que peu de contrôle. Pourtant, si Ghibli a pu atteindre de telles cimes cela provient – avant même l’indéniable qualité graphique de l’animation – de l’incroyable puissance narrative des histoires contenues dans ses œuvres. L’ouvrage d’Alexandre Mathis analyse ainsi, en une dizaine de chapitres finement construits, les différentes thématiques qui insufflent cette énergie si particulière aux films du studio japonais.

 

On trouve notamment la mise en avant récurrente d’héroïnes déterminées, plus ou moins puissantes, mais jamais dans l’ombre des hommes. Les princesses sont avant tout définies par leurs actes (ceux de combattantes, telles Nausicaä ou Mononoké) et certaines, comme Kaguya (Le Conte de la princesse Kaguya, 2013), se révoltent contre leur condition imposée qui les empêchent de vivre selon leurs désirs. Kaguya est victime d’une pression masculine la forçant à se marier, tout comme la jeune Haru dans Le Royaume des chats (2002) ; mais contrairement à Taeko qui, dans Souvenirs goutte à goutte (1991), choisira la vie familiale à la campagne plutôt qu’une carrière en ville. Dans Porco Rosso (1992), c’est grâce à ses talents d’ingénieur que Fiona, avec l’aide des femmes de sa famille, reconstruit l’avion du héros. C’est toujours la libre volonté qui prime.

 

Mais les films Ghibli regorgent également d’enfants se lançant, sans crainte, à corps perdus à l’aventure (Satsuki et Mei, Sôsuké et Ponyo), émerveillés de côtoyer des créatures magiques – Kamis, Yõkai et autres tanukis farceurs sont légions dans Le Voyage de Chihiro (2001), Princesse Mononoké (1997) ou Pompoko (1994). Une acception candide du monde fantastique qui devient contagieuse : « Parce que les personnages deviennent un peu plus comme nous, nous avons un peu plus envie de devenir comme eux. » Cette sensation de  « vivre dans le film » – que l’on ressent par exemple devant Mes voisins les Yamada (1999) – porte un nom : le Rinjõkan, le « sentiment d’être sur place ». Chez Takahata, on trouve également le Jitsuzaikan, la « sensation du réel ». Voilà d’ailleurs un des points qui différencie les films de Miyazaki de ceux de Takahata : le premier ancre ses aventures dans des univers résolument imaginaires tout en montrant le quotidien des personnages et en s’inspirant de lieux existants (la vieille ville de Stockholm, la mer adriatique, le village taïwanais de Juifen, Colmar…) ; alors que Takahata raconte des histoires se déroulant principalement dans le Japon contemporain, agrémentées de nuances de magies. Ces deux visions opposées du réel n’en demeure pas moins complémentaires quant à l’identité du studio que l’on pourrait définir comme un  « merveilleux réaliste ». À noter que Miyazaki possède un allié de poids en la personne de Joe Hisaishi, conférant un lyrisme flamboyant à toutes ses œuvres depuis Nausicaä (1984).

 

Bien qu’admirateurs des techniques artisanales, les deux animateurs phares du studio partagent néanmoins le même dégoût de la guerre sous toutes ses formes et des méfaits industriels qui ravagent la planète. L’horreur des combats est explicite dans Le Château ambulant (2004), et celui d’un pouvoir militaire devenu fou dans Le Château dans le ciel (1986). Passionné d’aéronautique « Miyazaki rêve d’avions avec un idéal de pacifiste convaincu », comme en témoigne l’aviateur Porco qui « préfère être cochon que fasciste », Nausicaä qui survole les batailles avec son élégant planeur, ou l’aveuglement créatif de Jiro dans Le vent se lève (2013), bientôt rattrapé par la réalité du conflit international. Mais c’est peut-être Le Tombeau des lucioles (1988) qui montre de manière la plus frontale et cruelle l’abomination de la guerre à travers la destruction des villes, des familles et des innocents. Lutter contre la destruction du monde va également de pair avec la préservation de la nature. Si cette dernière semble hostile au premier contact elle ne fait que réagir aux agressions premières des hommes : les ômus de Nausicaä, les tanukis de Pompoko ou les Tatari-gami de Mononoké se révoltent contre la destruction de leur écosystème. Pourtant, malgré la violence et la complexité des relations entre l’homme et la nature (comme l’illustre le fameux personnage de Dame Eboshi, contrainte de déforester pour protéger les siens), il y a toujours une lueur d’espoir chez Ghibli, permettant à chacun de trouver sa place : « Si les humains et la nature ne peuvent pas spontanément vivre pleinement en harmonie, c’est en pariant sur l’intelligence de quelques-uns qu’un fragile équilibre peut exister. »

 

Sylvain Métafiot

 

Article initialement publié sur Le Comptoir

lundi, 23 novembre 2020

La mystique appelle la mécanique : La petite peur du vingtième siècle d'Emmanuel Mounier

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Emmanuel Mounier débute son ouvrage en rapprochant un passage de L’Apocalypse décrivant la destruction des océans du compte-rendu journalistique de l’explosion de la première bombe atomique (l’analyse date de 1949). Les similitudes sont flagrantes et témoignent de l’avènement d’un sentiment collectif totalement inédit dans l’histoire de l’humanité : « Pour la première fois depuis longtemps les hommes sont hantés par l’idée que la fin du monde est possible, sa menace nous accompagne, notre vie d’hommes pourrait en connaître la réalisation. » (1ère partie, « Pour un temps d’Apocalypse »). Pour autant, à considérer l’Apocalypse comme « le chant délirant du règne final de la plénitude », on remarque, en faisant un grand saut dans le temps, que les hommes de l’an mil ne sombrèrent pas dans la dépression au seuil du nouveau millénaire mais, au contraire, firent preuve d’une productivité et d’une énergie sans pareille afin d’accueillir dignement le règne de Dieu sur Terre : « Pour le chrétien apocalyptique, l’idée de la fin des temps n’est pas l’idée d’un anéantissement, mais l’attente d’une continuité et d’un accomplissement. »
 
Si Mounier prend cet exemple lointain c’est pour mieux reprocher à ses contemporains de céder à une méfiance démesurée envers la machine (cette fameuse « petite peur », en comparaison de celle qui accompagna le passage à l’an mil). Ce qui conduit à confondre l’esprit d’apocalypse et l’esprit de catastrophe, synonyme, pour lui, d’une pauvreté intérieure. Il considère notamment que la défense des paysages « n’est qu’un moyen d’exprimer une angoisse profonde » envers la notion d’artificiel et des objets manufacturés.
Bien que proches des existentialistes, Mounier prend d’ailleurs ses distances avec les réflexions sartriennes sur le mal-être moderne : « Le désespoir n’est pas une idée. Il est un corrosif. Et là où il creuse le cœur, il installe une irréductible angoisse, qui se resserre à toute menace. En face de lui, la vie n’est pas une idée, mais une force irrépressible, et là où on lui refuse l’avenir, elle proteste et se déchaîne. »
 
Dans la 2e partie intitulée « La machine en accusation » il répertorie quatre origines à cette peur du machinisme : 1/ Le mépris des classes sociales supérieures pour le travail manuel. 2/ Le mépris du labeur et de la matière par un christianisme perverti. 3/ La contribution du progrès technique à la profusion des armes de guerre. 4/ La défiance esthétique des artistes envers le monde artisanal qui débuta au XVIe siècle et se poursuivit durant la révolution industrielle et son engeance de laideurs fonctionnelles et crasseuses. Il n’en est pas moins lucide sur le caractère parfois aliénant et brutal de l’expansion technicienne : « La machine à sauver l’humanité est d’abord une machine à oublier les hommes. »
Malgré un ton paternaliste (il considère que la réaction de rejet de la machine est celle d’enfants déconcertés par l’avenir), la prose de Mounier est féconde d’élégants raisonnements logiques et d’une profonde culture historique : « Dans la sensibilité collective, la machine et ses colères (crises, guerres, oppressions) ont pris très exactement la place qu’occupaient dans la sensibilité antique les caprices de l’atmosphère : celle d’une puissance accablante et fantaisiste qui sème indifféremment la ruine et la prospérité, dont la menace toujours immanente gâche les dons même qu’elle nous fait. »
 
En somme, c’est un « optimisme tragique chrétien » que développe Mounier, « pour qui le sens du progrès n’est jamais entièrement représentable », car si « la machine n’est pas adaptée aujourd’hui au rythme de l’homme : rien ne la voue à y être éternellement désaccordée. ». Dans cette perspective, et contrairement à une doctrine religieuse réactionnaire, il rappelle les liens qui unissent le christianisme et la notion de progrès (3e partie), notamment à travers le symbolisme de l’Incarnation et l’évocation de grands penseurs chrétiens tels le dominicain Albert le Grand et ses recherches encyclopédiques en sciences naturelles, Roger Bacon, un des pères de la méthode scientifique, le franciscain Raymond Lulle et son « art combinatoire universel », mais aussi Vinci, Galilée, Descartes, Pascal, Leibniz, Newton… autant soumis à Dieu qu’à la science du monde : « La cité de Dieu et la cité terrestre sont mêlées et confondues. »
Mais comme le rappelle Paul Ricoeur dans la préface, « l’histoire est ambiguë, toujours grosse du meilleur et du pire ». Difficile de nier que la nôtre ne s’engage pas sur des sentiers tortueux. Sans présumer que Mounier sombrerait de nos jours dans une technophobie qu’il dénonce – son espoir d’une perfectibilité de l’individu grâce à la machine serait sans doute mis à mal par la découverte de la vidéo-surveillance généralisée, du système de crédit social, de la perte et le vol massif des données personnelles sur Internet, des contrôles biométriques, des bombes à fragmentation, de la pollution industrielle générée par la high tech, de l’addiction aux écrans, du transhumanisme, etc. « Les catastrophes des puissances infernales » qu’il redoutait ne sont peut-être pas irrémédiables mais leurs nuisances s’accroissent de jour en jour.
 
Sylvain Métafiot
 
Article initialement publié sur Le Comptoir
 

dimanche, 15 novembre 2020

Poète, rêveur et troubadour

François d'Assise, Hermann Hesse,

 

« Ce n’était pas un ravissement fugitif, une ivresse éphémère ou l’illusion d’un moment, car de ce jour et jusqu’à sa fin, François resta, au milieu de bien des souffrances et en des temps d’amères et lourdes épreuves, un bienheureux et un élu qui entendait la voix de Dieu résonner en tout brin d’herbe et tout ruisseau et sur lequel la douleur et le péché n’avaient aucun pouvoir. Pour cela justement, au long des siècles, les artistes, des poètes et des sages n’ont cessé de le représenter et de le raconter et de le chanter et de le peindre et de le sculpter comme ne l’ont jamais fait ni les portraits ni les tableaux des hauts faits d’aucun prince ni d’aucun puissant, et son nom ainsi que sa réputation sont parvenus jusqu’à nous comme un chant de vie et une consolation de Dieu, et tout ce qu’il a dit et fait résonne aujourd’hui avec autant de force qu’en son temps, il y a sept cents ans. Il y eut d’autres saints dont l’âme ne fut pas moins pure et noble, et pourtant l’on ne souvient à peine d’eux ; mais lui, il était enfant et poète, un maître enseignant l’amour, un ami humble et le frère de toutes créatures, et si jamais les hommes l’oubliaient, alors les pierres et les sources, les fleurs et les oiseaux devraient parler de lui. Car en poète authentique, il a retiré la malédiction de toutes ces choses, quels que fussent les péchés et la déraison pesant sur elles, et les a renouvelées sous nos yeux dans la pure beauté de leur origine. »

 

[…]

 

« Ah, il est tant d’écrivains et de poètes célèbres qui ont composé des œuvres merveilleuses ! Mais il en est peu qui grâce à l’intensité et à la braise qui les animait au plus profond d’eux-mêmes ont jeté, semblables à des messagers et des semeurs célestes, des paroles et des pensées de l’éternité et de l’immémoriale quête humaine au milieu des peuples. Et il en est peu qui sont aimés et admirés pendant des siècles uniquement pour leur vie pure et noble, et non pas uniquement pour leurs paroles et leurs œuvres bien tournées : comme des étoiles bienheureuses, ils se tiennent au-dessus de nous dans les hauteurs éthérées, pilotes et guides en or, le sourire aux lèvres et la bonté offerte, pour les errements des hommes titubant dans les ténèbres. »

 

[…]

 

« Dans ce profond sentiment de la nature réside aussi le sortilège mystérieux que François exerce encore aujourd'hui, même sur des indifférents religieux. Le sentiment de joyeuse gratitude rendue à la vie, qui lui fait saluer et aimer toutes les forces et toutes les créatures du monde visible comme des frères et des sœurs et des êtres apparentés, ce sentiment-là n'est lié à aucune symbolique d'Eglise marquée, elle appartient, dans son éternelle humanité et beauté, aux phénomènes les plus remarquables et les plus nobles de tout ce monde du Moyen Âge tardif. »

 

Hermann Hesse, François d’Assise, Editions Salvator, p. 37, 83 et 100

lundi, 09 novembre 2020

Le progrès incertain : l’idée de révolution selon Kant et Volney

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Alors que le XVIIIe siècle finissant est parcouru des soubresauts de la Révolution française, le comte Volney, philosophe, député et orientaliste français, ainsi que le philosophe allemand Emmanuel Kant élaborent des théories sur le caractère nécessaire, mais parfois funeste, des révolutions, à la croisée des passions naturelles, de la morale et du droit rationnel.

 

Une première caractérisation de la révolution revient à la distinguer de la révolte et de la réforme. Ces trois termes entretiennent un rapport intime avec l’idée de progrès. On propose de se révolter, de réformer ou d’opérer une révolution dès lors que l’on considère l’insuffisance et l’injustice de la situation actuelle, et que l’on juge nécessaire de la modifier. (Ou plutôt ce sont les défauts de la situation actuelle qui déclenchent une envie de révolte, de révolution ou de réforme). Ceci vaut bien sûr dans le domaine politique, mais aussi, dans une certaine mesure, dans le domaine scientifique et même philosophique (certains proposant une réforme de l’entendement, d’autres plutôt une révolution dans la manière de penser).

 

À première vue, la révolution semble se rapprocher davantage de la réforme par son souci de transformation effective et (donc) collective du monde. La révolte, elle, se caractérise par une indignation morale et individuelle. En un sens, elle est simplement critique et demeure en quête de prolongement dans l’action. Se révolter, ce n’est pas encore agir. Il s’agit plutôt d’un sursaut existentiel circonscrit dans l’intimité de la conscience individuelle. Et lorsque la révolte devient visible, elle se fait insurrection, contestation, protestation, elle prend la forme de l’opposition opiniâtre mais sans déboucher sur une transformation pratique du monde. Elle fait figure d’opposition critique, mais son efficacité politique semble moindre que celle que permet la révolution.

 

La révolution ainsi semble se situer entre la révolte et la réforme, ou plutôt au-delà de ces deux formes d’action politique, puisqu’elle concilie l’intransigeance de la première et le souci d’efficacité de la seconde, se présentant ainsi comme la voie la plus tentante sur le chemin du progrès.

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lundi, 26 octobre 2020

Prodiges, blasphèmes et sorcellerie : Cinémiracles, l’émerveillement religieux à l’écran de Timothée Gérardin

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Principalement cantonné aux représentations de la vie de Jésus, le miracle religieux a essaimé dans nombre de films au cours du siècle dernier au point d’en constituer un genre à part entière. Comme le note Timothée Gérardin (que nous avons interviewé à propos du cinéma de Christopher Nolan) dans l’introduction de ce passionnant essai : « Dès l’invention du cinématographe, les sujets religieux ont fasciné les réalisateurs, la plupart d’entre eux ayant une prédilection pour la Passion du Christ. » Et de citer George Méliès qui s’était fait une spécialité de rejouer certains miracles comme La Tentation de saint Antoine en 1898, Le Christ marchant sur les flots en 1899 ou Jeanne d’Arc l’année suivante. Cette dernière fut d’ailleurs une figure récurrente du miracle médiéval au cinéma, que ce soit chez Carl Theodor Dreyer, Robert Bresson, Bruno Dumont, Jacques Rivette ou Roberto Rossellini. Une représentation paradoxale dans le sens où « la légende, qui en fait un destin humain, politique ou tragique, n’illustre qu’indirectement l’inspiration divine dont elle se revendique ».

 

Davantage liée à la notion d’émerveillement que de celle de merveilleux, le miracle se caractérise par la surprise d’un évènement extraordinaire, notamment dans la perception que les spectateurs en ont, mais également par une « expérience intime du sublime » couplée à une « dimension de crise et de vertige ». Des traits allègrement détournés dans le cadre des comédies qui parodient cet émerveillement mystique en usant de la farce et du blasphème. Une entreprise de démystification qui s’incarne dans les films de Jean-Pierre Mocky (Le Miraculé, 1987), Yves Robert (Clérambard, 1969), Tom Shadyac (Bruce tout-puissant, 2003) Franck Capra (La femme aux miracles, 1931), Kevin Smith (Dogma, 1999) ou encore dans la série satirique South Park. En décalage, on peut ajouter à cette liste le geste surréaliste et onirique contenu dans le Théorème de Pier Paolo Pasolini (1968) et La Voie lactée de Luis Buñuel (1969) qui subvertissent la représentation traditionnelle du miracle.

 

Mais tout dogme religieux à sa part d’ombre et le miracle peut également sombrer du côté obscur. Il prend ainsi les atours de la malédiction, de la possession, des apparitions et autres rituels de sorcellerie. Ce n’est plus Dieu qui intercède à travers l’homme mais le Diable. Le surnaturel en devient terrifiant. En témoigne la possession de Regan MacNeil dans L’Exorciste de William Friedkin (1973), les présences démoniaques dans la série de film Conjuring  (2013), la folie paranoïaque des personnages de Possession d’Andrzej Zulawski (1981), l’avènement de l’anti-Christ dans Prince des ténèbres de John Carpenter (1987) ou les visions ambiguë chez Scorsese : notamment la séduction du Diable dans La dernière tentation du Christ (1988), l’espérance contrariée dans Silence (2016) ou la hantise des âmes perdues dans À tombeau ouvert (1999). Finalement, au-delà des multiples représentations, le cinéma ne serait-il lui-même pas la « machine miraculeuse » par excellence ? L’acte de foi c’est aussi – et peut-être surtout – la croyance du spectateur devant un film. À ce titre, André Bazin compare la restitution du monde sur pellicule au visage du Christ imprimé sur le suaire de Turin. Pour le théoricien il s’agit d’un véritable acte de foi issu d’un « pouvoir irrationnel […] qui emporte notre croyance. » L’émerveillement ressenti à chaque projection devant un écran géant ne semble pas démentir cette conviction.

 

Sylvain Métafiot

 

Article initialement publié sur Le Comptoir

vendredi, 09 octobre 2020

L’esprit de gramophone : L’Empêchement de la littérature de George Orwell

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Sous-titré Sur la liberté d’expression et de pensée, ce petit texte de George Orwell, paru initialement en 1946, semble tomber à pic à une période où l’invective, la mauvaise foi et le complotisme remplacent le plus souvent la discussion cordiale et l’échange d’arguments raisonnés. On imagine non sans peine le romancier britannique horrifié s’il avait connu Twitter, Facebook ou les plateaux télés de CNews. Effrayé, il le fut en observant de quelle façon ses contemporains (journalistes, politiciens et romanciers) se pâmaient devant l’URSS, encore toute auréolée de sa victoire sur l’Allemagne nazie, n’hésitant pas à travestir (voire à nier) la réalité du totalitarisme soviétique au point de menacer « au long terme tous les domaines de la vérité ».

 

C’est lors d’un événement du PEN Club, organisé à l’occasion du tricentenaire de L’Areopagitica de Milton, qu’Orwell a pu constater le gouffre béant entre les grands principes proclamés sur la liberté d’expression et la réalité des interventions vantant les bienfaits de la censure en Union Soviétique : « Les ennemis déclarés de la liberté sont ceux pour qui la liberté devrait être la plus importante ». Car après avoir défendu la liberté de pensée contre les catholiques et les fascistes, c’est désormais contre les communistes qu’Orwell ferraille. Et quiconque tente de mettre en avant la réalité objective des faits (procès iniques, surveillance généralisée, déportation d’opposants politique, culte du chef, etc.) se voit accusé d’esprit « petit bourgeois », « d’individualisme libéral », de « romantique », de « sentimental » ou encore de « faire le jeu » des forces conservatrices. Le romancier britannique n’est pourtant pas un de ceux qui pratiquent la « fuite » : « La littérature authentiquement apolitique n’existe pas, et encore moins à une époque comme la nôtre, où les peurs, les haines, les fidélités d’une nature directement politique se trouvent aux abords de la conscience de tout un chacun. »

 

Mais à côté des « ennemis théoriques » de la liberté de penser (« ceux qui tressent des louanges au totalitarisme ») se trouvent les « ennemis concrets », c’est-à-dire ceux qui monopolisent les médias, journaux, radios et cinéma, ainsi que la bureaucratie. De fait, si un certain fanatisme militant – prompt à s’indigner, vitupérer et censurer au nom du Bien – a toujours trait dans les cercles intellectuels aujourd’hui (« L’attaque directe, délibérée contre la décence intellectuelle provient des intellectuels eux-mêmes » rappelle Orwell), une autre posture, tout aussi inepte, se développe en parallèle : celle qui affirme sans nuance que l’« on ne peut plus rien dire ! », paradoxalement répétée en boucle sur des ondes à tendance réactionnaire et dans des journaux « dissidents ». Une résistance cosmétique au politiquement correct qui se contente de singer la rhétorique de l’adversaire en inversant paresseusement les thèmes. Pas sûr que le socialiste Orwell – dont se réclament nombre de ces « résistants » – ait applaudi à cette rengaine moutonnière, lui qui affirmait que « le remplacement d’une orthodoxie par une autre n’est pas nécessairement un progrès. Le véritable ennemi, c’est l’esprit réduit à l’état de gramophone, et cela reste vrai que l’on soit d’accord ou non avec le disque qui passe à un certain moment. » (Essais, articles, lettres – Volume 3)

 

Sylvain Métafiot

 

Article initialement publié sur Le Comptoir

vendredi, 18 septembre 2020

Timothée Gérardin : « Nolan fond ses concepts dans de pures expériences sensorielles »

Timothée Gérardin est critique de cinéma pour la revue Independencia, fondateur du blog Fenêtre sur cour et auteur de l’essai « Cinémiracles, l’émerveillement religieux à l’écran » (Playlist Society, 2020). Dans son précédent ouvrage « Christopher Nolan, la possibilité d’un monde » (Playlist Society, 2018), il explore le parcours du cinéaste britannique qui, du film noir indépendant à l’épopée spatiale, en usant d’innovations formelles, de paradoxes temporels et d’architectures labyrinthiques, questionne notre conception de la réalité.

Le Comptoir : « Cinéaste du montage, Nolan est plus globalement un cinéaste de la construction trompeuse, du piège faussant la perception », écrivez-vous. La pierre angulaire de ce dérèglement de la perception n’est-il pas le jeu avec la temporalité ? Narration à rebours dans Memento, temps relatif dans Interstellar, chronologie superposée dans Dunkerque, temps ralenti dans Inception, temps inversé dans Tenet

timothée gérardin,interstellar,dunkerque,la possibilité d’un monde,insomnia,batman,inception,tenet,le prestige,memento,nolan fond ses concepts dans de pures expériences sensoriellesTimothée Gérardin : Oui, c’est du moins ce à quoi il est le plus souvent revenu, même si c’est un peu moins évident dans ses premiers film, si on met Memento de côté : FollowingInsomniaLe Prestige… Je pense que sa grande affaire est avant tout de pousser l’art du récit à ses extrémités, par son utilisation du montage qui fragment les points de vue, les confronte, les emboite, etc. Tantôt pour brouiller les pistes, créer une atmosphère, tantôt pour expliquer quelque chose au spectateur ou le tenir en haleine. À force de faire du récit son matériau, manipulable par lui en tant que cinéaste, mais aussi par ses personnages, il arrive à ce qui en constitue la substantifique moelle : le temps. Et sa manière d’aborder le sujet a elle-même évolué. Le récit de Dunkerque, par exemple, se différencie de celui d’Interstellar et d’Inception en ce que la relativité n’y est pas justifiée par le scénario : elle est un mode de narration à part entière, auquel le cinéaste demande d’adhérer.

 

Très théorique dans Inception, cette obsession pour le temps est devenue une histoire d’émotion dans Interstellar, de sensation dans Dunkerque et d’intuition dans Tenet. Une autre différence de Tenet, c’est que le phénomène temporel qu’il décrit ne peut pas être simplement figuré par le montage parallèle, il lui faut cette fois-ci représenter deux dynamiques opposées dans le même plan. Je crois que Nolan cherche à fondre ses concepts dans de pures expériences sensorielles, c’est en tout cas vers cela que semble aller sa filmographie.

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