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vendredi, 03 février 2023

De la théatrocratie du pouvoir à la société de communication

le comptoir,sylvain métafiot,de la théatrocratie du pouvoir à la société de communication

 

Le pouvoir est une forme de théâtre mouvante. Un objet dramaturgique qui, malgré des invariants, évolue en fonction des contextes historiques. Ce qui se joue sur scène c’est la relation entre la communication politique et la représentativité politique, à travers l’usage des protocoles, l’art oratoire parlementaire, l’émergence d’espaces publics critiques dans la société civile et l’influence des médias de masse.

 

Dans Le pouvoir sur scènes (1980) le sociologue Georges Balandier revient sur cette dimension dramaturgique du pouvoir politique : « Derrière toutes les formes d’aménagement de la société et d’organisation des pouvoirs se trouve toujours présente, gouvernantes de l’arrière-scène, la théatrocratie. Elle règle la vie quotidienne des hommes en collectivité. Elle est le régime politique permanent qui s’impose aux régimes politique divers, révocables, successifs. Il existe une relation intime apparentant l’art du gouvernement à l’art de la scène. »

 

Cette scénographie du pouvoir semble ainsi nécessaire pour éviter deux types de gouvernements : celui basé sur la force ou la violence car se sentant menacé en permanence ; celui fondé sur la raison pure et froide ayant trop peu d’intensité pour susciter la ferveur collective. La scénographie politique se place entre ces deux extrêmes. Le pouvoir ne pouvant se maintenir par la seule domination brutale ni par la seule justification rationnelle.


Le cadre cérémonial du pouvoir

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Historiquement, nous pouvons citer au moins quatre exemples qui témoignent de cette dramaturgie du politique.

 

Premier exemple : dans l’empire Kongo (nord de l’Angola actuel) du VIIe au XVe siècle se déroulait la fête annuelle, le malaki, qui représentait un véritable socio-drame mettant en scène l’État et la société. La façon dont le souverain devient souverain est rejouée en public : le roi naît de l’élection et de l’approbation, durant les sept premières années de son règne il n’est pas souverain mais couve en recevant des forces des prêtres et des devins. Après ces sept ans il reçoit une formation ultime : un périple initiatique dans les sept royaumes du pays. Il subit des modifications physiques, exerce des sacrifices (notamment sur des enfants), et soumet sa maîtrise au contrôle. C’est seulement après ce rite, après sa métamorphose en souverain, qu’il peut gouverner et recevoir son nom de règne.

 

Deuxième exemple : celui du bouffon médiéval. Il opère une inversion des valeurs en se permettant d’être impertinent envers le roi. Il brouille les catégories et les hiérarchies. Il désacralise et crée le désordre. Par sa fonction cathartique, il montre ce que serait la société si les normes, les codes, les interdits étaient dissous : elle basculerait dans une régression pouvant aller jusqu’à la sauvagerie. Il démontre ainsi la conservation de l’ordre social et légitime le pouvoir. Le plus connu de ces bouffons fut Triboulet qui, sous le règne de François 1er, utilisait des registres obscènes dans ses spectacles.

 

Troisième exemple : l’évergétisme, soit la séduction par la finance de banquets publics ou la mise en scène de spectacles gratuits. À Rome on organisait ainsi des fêtes pour exposer la magnificence des autorités. Le pouvoir devait se montrer par la dépense. Ce qui entraînait un effet de propagande en dépolitisant le peuple par le divertissement (le fameux « du pain et des jeux »).

 

Quatrième exemple : le 29 mai 1968, le Président De Gaulle disparaît. En plein désarroi, il avait mis en scène sa disparition en voulant s’assurer de la fidélité de l’armée. Cette anomalie dans le protocole de la représentation pose la question des conséquences de la vacance du pouvoir au sein des institutions et de la société.

 

Le protocole et ses usages

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Dans La société de cour (1969) Norbert Elias explique l’importance du protocole en tant que formalisation des rapports de pouvoir pour démontrer la hiérarchie symbolique entre les courtisans. Par exemple, le lever du roi était observé de manière différente par chacun selon son rang. Avec l’avènement de la démocratie, les rituels politiques se sont atténués mais n’ont pas disparu, comme en témoigne cet exemple d’un « monarque républicain » plus proche de nous, François Mitterrand. En 1946, Mitterrand gravit la roche de Solutré en mémoire de ses années de guerre. Ce rituel change de nature en 1981 en devenant un rituel présidentiel : des proches du chef de l’État l’accompagnait selon ses préférences du moment. Ce rituel était saturé de discours, on dissertait sur la santé du Président (gravit-il plus vite ou moins vite que l’année précédente ?) et sur l’état de ses courtisans (qui est avec lui cette année ?).

 

De plus, cette marche avait lieu les lundis de Pentecôte, soit un symbole religieux récupéré par le politique. Enfin, lorsque Mitterrand est mort on voulut faire des funérailles à la hauteur de sa « grandeur », mais il n’existait pas dans le droit laïque de procédure de ce genre. L’enterrement a donc eu lieu à Notre-Dame de Paris. Se posait néanmoins la place des chefs d’État étrangers pouvant accéder au premier rang et ceux placés en retrait. Il fut décidé de les classer selon leurs âges : c’est ainsi que Fidel Castro se retrouva devant Bill Clinton…

 

Même en démocratie (société d’égaux de droit) il persiste ainsi une différence entre le pouvoir profane et sacré. Le protocole républicain matérialise la hiérarchie et la reproduit : la supériorité du pouvoir préfectoral sur le pouvoir local ou celle du pouvoir civil sur le pouvoir militaire (notons que le pouvoir judiciaire se trouve, lui au 13e rang).

 

Mais même les écarts au protocole font partie du protocole. Ce qu’illustrent bien les voyages présidentiels en province (les fameux « bains de foule » selon le politologue Nicolas Mariot). Ce qui est une ambiguïté fondamentale car le représentant du pouvoir cherche à la fois la proximité et la différenciation avec la foule : je suis exceptionnel et ordinaire. Celui qui ne sert pas des mains est réputé froid. On enjoint ainsi à produire de la liesse, de la joie tapageuse, dans des voyages minutieusement préparés afin d’éviter les mauvaises surprises et de favoriser les bonnes. Par exemple, lors de la visite de Jacques Chirac, le 22 octobre 1996, dans le quartier musulman de Jérusalem, celui-ci s’emporte contre ses gardes du corps Israéliens mais reprend sa visite comme si de rien n’était. C’est un écart qui fait partie du protocole mais qui peut vite tourner au conflit.

 

« En tant que formalisation des rapports de pouvoir, le protocole démontre la hiérarchie symbolique entre les courtisans. »

 

L’art oratoire

 

le comptoir,sylvain métafiot,de la théatrocratie du pouvoir à la société de communicationL’art oratoire importe indéniablement dans l’art de persuader politiquement. Dans la démocratie athénienne la participation politique était directe, restreinte (exit les femmes, les esclaves, les enfants), chacun avait le droit de prendre la parole, de voter à l’Assemblée, et de se voir confier des charges par tirage au sort (soit le contraire de la professionnalisation). Il n’y avait pas de médiatisation de la parole politique, pas de représentation ni de délégation. Il y avait moins de formalisation mais l’art du langage permettait d’emporter l’adhésion dans l’Agora. À ce titre, Aristote distinguait l’inventio (le fil directeur), le dispositio et l’élocutio (les figures de styles). Dans Par la volonté du peuple. Comment les députés de 1789 sont devenus révolutionnaires (1996) Timothy Tackett montre le rôle déterminant de l’art oratoire lors des États généraux dans le contexte révolutionnaire de la fin du XVIIIe siècle.

 

Le philosophe Jürgen Habermas fait valoir que c’est à la fin de cette période qu’émerge un espace public critique, c’est-à-dire un rassemblement de personnes privées sur le mode du salon et du café littéraire, soumettant à l’exercice de la raison les œuvres de l’esprit et les décisions politiques et dont les paroles s’équivalent en droit. Évidemment, c’est un espace exclusivement bourgeois car le peuple est attaché à l’empire de la nécessité et manque de temps. Cette sphère publique bourgeoise constitue néanmoins une vraie rupture par rapport à l’absolutisme monarchique. Vers 1760 la notion d’opinion publique commence à ne plus signifier « errements et irrationalité » mais plutôt « universalité, rationalité et objectivité ». Dans les querelles politiques, l’invocation du public fait désormais l’objet d’un engouement. Keith Baker a remarqué que cette invocation enclenche un processus d’inversion de la légitimité politique qui transfert l’autorité suprême de la personne publique du monarque à la personne souveraine du peuple. Selon le sociologue Philippe Riutort « aucun pouvoir, même s’il mobilise la force ou invoque Dieu, ne peut se passer entièrement et durablement de soutien populaire ».

 

Au XIXe siècle c’est le Parlement qui est consacré comme le lieu des grands discours. Avec la IIIe République (1870) et le parlementarisme, advient une très forte marginalisation de l’exécutif. Le Parlement étant considéré comme le lieu de délibération et de discussion des lois où l’on échange des arguments entre pairs (en évoquant souvent l’intérêt général comme ressource théorique). Dans cette dramaturgie du politique, l’Assemblée représente le multipartisme de l’extrême gauche à l’extrême droite (la Chambre des Communes en Angleterre est notamment propice au bipartisme). Pour Riutort, « ce qui change avec la politique moderne c’est la question de la bonne représentation, justifier la délégation de souveraineté à des représentants ». Ce sur quoi les parlementaires ne se battent pas c’est justement sur le bien-fondé de la représentation politique.

 

le comptoir,sylvain métafiot,de la théatrocratie du pouvoir à la société de communication

 

La médiatisation à l’ère moderne

 

La légitimité du Parlement comme lieu délibératif par excellence est néanmoins remise en cause du fait de la médiatisation. Les médias de masse font leur apparition au milieu du XIXe siècle avec la presse écrite et au milieu du XXe avec la radio et la télévision.

 

C’est au XVIIIe siècle que l’enjeu de la presse apparaît grâce, nous l’avons vu, à l’émergence d’un public lettré, d’un espace public critique et d’une augmentation du nombre de revues. Se sentant menacé le pouvoir cherche à contrôler cette nouvelle presse : en 1723 le code de la librairie réaffirme un privilège contre une indemnité ; en 1764 il est interdit de parler de l’administration des finances (le nerf de la guerre) ; en 1771 il est interdit de parler de religion. Au contraire, sous la Révolution, Mirabeau fait de la liberté d’imprimer la condition même de la souveraineté populaire. « La publicité politique est la sauvegarde du peuple » selon Jean Sylvain Bailly, premier maire de Paris. Les périodiques se multiplient, les tirages augmentent ainsi que les lecteurs, et deux figures du journalisme émergent : le journaliste d’information et le journaliste engagé (un contre-pouvoir issu du peuple). La liberté de la presse est finalement inscrite dans la Déclaration des droits de l’homme.

 

« Aucun pouvoir, même s’il mobilise la force ou invoque Dieu, ne peut se passer entièrement et durablement de soutien populaire ». Philippe Riutort

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Vient la révolution de 1830, provoquée par une série d’ordonnances de Charles X dont une porte notamment atteinte à la liberté de la presse. Mais en 1848 une nouvelle libéralisation de la presse est mise en œuvre : à cette époque on dénombre 200 journaux et 450 clubs de lecture à Paris. La censure fait néanmoins son retour sous le Second Empire, étouffant la presse politique. Sous la IIIe République, bien qu’outil de l’éducation du peuple, la presse est accusée d’être responsable de la Commune et subit une législation très contraignante. Puis surviennent des mutations technologiques permettant à un journal de Paris d’être lu en province grâce aux transports. Les plus grands journaux tirent à plus d’un million d’exemplaires. Le « J’accuse » de Zola est publié dans L’Aurore de Clémenceau en 1898. Jean Jaurès crée L’Humanité en 1904, Le Canard Enchaîné voit le jour en 1918, etc. La presse participe à la nationalisation de la vie politique. La première école de journalisme naît à Paris en 1899 et celle de Lille en 1924 et avec elles des techniques nouvelles de reportage et d’entretiens. Le syndicat des journalistes apparaît en 1918. Les journalistes obtiennent ensuite un statut spécifique en 1935 avec la clause de conscience et la carte de presse. En 1945 enfin, une loi organisant le financement des journaux est votée.

 

Mais une innovation majeure survient en 1918 : la radio. Aux États-Unis elle touche sept Américains sur dix. Elle devient le vecteur principal de la communication politique. En France l’État a le monopole sur ce nouvel outil dès 1923 malgré une faible utilisation par les hommes politiques. Durant la Seconde Guerre mondiale la radio devient le vecteur de la propagande du régime de Vichy et de la contre-propagande issue de la Résistance. On découvre à cet effet que la radio peut modeler l’opinion davantage que la presse. Jusqu’à ce que la télévision fasse son apparition aux États-Unis au début des années 1950 et commence à dépasser la radio. En France l’audiovisuel demeura sous le contrôle de l’État jusqu’en 1981.

 

Le politique sous une société de communication

 

Il faudra attendre les travaux de l’École de Francfort sur la culture de masse (années 1930) pour s’apercevoir de la soumission de la production culturelle aux logiques économiques, de l’industrialisation de la presse, et de la reproduction mécaniques des œuvres. De sorte que – écartant le projet d’une culture pédagogique de la citoyenneté ayant émergé avec les Lumières – les produits culturels ne seraient plus des instruments de contre-pouvoir mais des divertissements au service de ce même pouvoir.

 

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Devenue le nouveau Grand Récit à l’ère postmoderne (pour reprendre les termes de Jean-François Lyotard), la société de communication tend à se substituer aux anciens schémas narratifs globaux, véhiculant ses propres mythes : le mythe de l’abondance (tout le monde aurait accès aux biens culturels), celui de la démocratisation (grâce aux sondages les hommes politiques sont davantage informés), celui de l’autonomie (les citoyens peuvent émettre un jugement). Redoublés d’un triple discours sur la fin des idéologies, des classes sociales et du politique, ces mythes voudraient entériner l’inéluctabilité de la dépolitisation et l’apathie de citoyens se contentant de communiquer. Une affirmation bien audacieuse (pour ne pas dire illusoire) aux vues de l’antagonisme toujours plus violent entre les « vieilles » classes sociales.

 

Sylvain Métafiot

 

Nos desserts :

 

Article initialement publié sur Le Comptoir

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