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jeudi, 26 mars 2020

Dante et saint Augustin, millénarisme et théorie politique

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Article initialement paru sur Philitt

 

Poète mais également homme politique et penseur chrétien, Dante Alighieri développe l’idée que la monarchie terrestre peut restaurer la pureté humaine d’avant la Chute. Il dégage le pouvoir de l’intellect humain, désormais libre, substituant en cela la notion d’humanité à celle de chrétienté. Une vision qui fait suite aux réflexions d’Augustin d’Hippone sur la dualité entre Empire et Royaume divin dans l’Empire romain chrétien, un millénaire plus tôt.

 

En 1295, en pleine opposition florentine entre guelfes (partisans du Pape) et gibelins (partisans de l’Empereur) Dante Alighieri fait son entrée dans la vie publique. Proche des guelfes blancs (famille Vieri de’Cerchi) il est exilé et condamné à mort par le clan des guelfes noirs (famille Donati) en 1302. Le 31 mars 1311 l’auteur de La Divine Comédie écrit une lettre (5e Épître) à tous les princes d’Italie pour annoncer le triomphe d’Henri VII venu, selon lui, libérer les Italiens de l’esclavage dans lequel ils se trouvent. Dans cette invective contre la résistance de la commune de Florence, Dante stigmatise la rébellion des partisans du pape contre l’empereur. Or, dans d’autres textes, le poète dénonce l’état de corruption dans lequel se trouvent certaines terres de l’Empire, dont l’Italie.

 

Dans le chant XVI du Purgatoire, Dante et Virgile cherchent leur chemin à travers l’épaisse fumée du cercle des ombres abandonnées à la colère. Ils rencontrent Marc Lombard qui, à travers ses paroles, leur sert de guide. Il leur parle des causes de la corruption contemporaine, expliquant l’origine de l’âme et exposant l’opposition entre le passé et la coexistence des deux soleils (l’empereur et le pape).

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lundi, 16 mars 2020

Labyrinthe mental : Dédales de Charles Burns

Labyrinthe mental,Dédales, Charles Burns, Sylvain Métafiot, Le Comptoir, BD,

 

Attablé dans une cuisine, à l’écart de la fête battant son plein, Brian, un jeune homme dessine une étrange créature (« alien compressé« , poulpe astral) sur un carnet en observant, hébété, son reflet déformé dans le grille-pain posé devant lui. « Ça m’a pris du temps avant de me rendre compte que j’étais en train de dessiner un autoportrait« , comprend-t-il après un temps de latence hypnotique avant que Laurie vienne le rejoindre et trouble son univers psychique.

 

Dédales est sans conteste l’œuvre la plus autobiographique de Charles Burns. L’histoire d’un jeune homme enfermé en lui-même, déphasé, ayant du mal à communiquer avec les autres et n’ayant que le désir d’être compris à travers ses dessins ou les images de films fantastiques. Brian crée ainsi des petits court-métrages d’horreur en Super 8 avec son ami Jimmy (« le film parle de tous les trucs tordus qui se passent dans ma tête« ). Dans son enfance, Burns n’était pas indifférent à ce genre de production vidéos mises en avant dans Monster Magazine. Ce n’est donc pas un hasard si Brian emmène Laurie voir L’Invasion des profanateurs de sépultures de Don Siegel au cinéma et si, profondément ému, il verse des larmes durant la projection. Car comment être normal dans une société dépourvue de sens ? Ne sommes-nous pas comme les extraterrestres du film, possédant une forme humaine mais « privés de sentiments et d’espoir » ?

 

Charles Burns est coutumier du fait de nous entraîner dans de sombres terriers débouchant sur des univers cauchemardesques mettant à nu le caractère faussement familier de l’Amérique des années 50 / 60. Que l’on songe à la trilogie Toxic (mélange improbable entre Tintin et David Lynch) où entraîné – par un chat noir faisant office de lapin blanc – derrière la cloison d’une chambre se trouve un monde abject et fantastique reflétant les tourments psychologiques de son héros. Ou Black Hole dans lequel une sorte de malédiction mi-biologique mi-surnaturelle infecte monstrueusement les adolescents après chaque rapport sexuel (un thème qui sera repris dans le terrifiant film It Follows de David Robert Mitchell). Poursuivant ainsi son exploration du mal-être adolescent et du sentiment de perte (des personnes que l’on aime, des objets d’enfance, des lieux et leur histoire) nul doute que la suite de Dédales nous emmènera encore plus loin dans les recoins ténébreux de la quête d’identité.

 

Sylvain Métafiot

 

Article initialement publié sur Le Comptoir

lundi, 02 mars 2020

Le plaisir dans le crime

Le plaisir dans le crime, Sade,Les 120 journées de Sodome, Curval, Durcet, le duc, l'évêque,philosophes scélérats,

 

« Le duc voulut soutenir au souper que si le bonheur consistait dans l'entière satisfaction de tous les plaisirs des sens, il était difficile d'être plus heureux qu'ils l'étaient.

 

- Ce propos-là n'est pas d'un libertin, dit Durcet. Et comment est-il que vous puissiez être heureux, dès que vous pouvez vous satisfaire à tout instant ? Ce n'est pas dans la jouissance que consiste le bonheur, c'est dans le désir, c'est à briser les freins qu'on oppose à ce désir. Or, tout cela se trouve-t-il ici, où je n'ai qu'à souhaiter pour avoir ? Je fais serment, dit-il, que, depuis que j'y suis, mon foutre n'a pas coulé une seule fois pour les objets qui y sont ; il ne s'est jamais répandu que pour ceux qui n'y sont pas. Et puis d'ailleurs, ajouta le financier, il manque selon moi une chose essentielle à notre bonheur : c'est le plaisir de la comparaison, plaisir qui ne peut naître que du spectacle des malheureux, et nous n'en voyons point ici. C'est de la vue de celui qui ne jouit pas de ce que j'ai et qui souffre, que naît le charme de pouvoir se dire : Je suis donc plus heureux que lui. Partout où les hommes seront égaux et où ces différences-là n'existeront pas, le bonheur n'existera jamais. C'est l'histoire d'un homme qui ne connaît bien le prix de sa santé que quand il a été malade.

 

- Dans ce cas-là, dit l’évêque, vous établiriez donc une jouissance réelle à aller contempler les larmes de ceux que la misère accable ?

 

- Très assurément, dit Durcet, il n'y a peut-être point au monde de volupté plus sensuelle que celle dont vous parlez là.

 

- Quoi, sans les soulager ? Dit l'évêque, qui était bien aise de faire étendre Durcet sur un chapitre si fort du goût de tous et qu'on le connaissait si capable de traiter à fond.

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lundi, 24 février 2020

Métaphysique de la technique : L’Homme et la machine de Nicolas Berdiaeff

Nicolas Berdiaeff, Le Comptoir, Sylvain Métafiot,L’Homme et la machine,éditions R&N,Trois ans après avoir fait (re)paraître L’Homme et la technique d’Oswald Spengler – décryptant ce qu’il appelle la « culture Faustienne » de l’Occident – les éditions R&N publient un nouveau petit essai critique sur la modernité de la première moitié du XXe siècle : L’Homme et la machine de Nicolas Berdiaeff (1874-1948). Philosophe existentialiste chrétien, Berdiaeff explore dans ce court essai paru en 1933 les conséquences de l’apparition de la machine, « la plus grande révolution voire la plus terrible de toute l’histoire humaine ».

 

Analysant le concept de la technique sous un angle sociologique et métaphysique, Berdiaeff montre que ce fait « tragique » bouleverse notre culture tant matériellement qu’économiquement mais aussi spirituellement : « Deux éléments coexistent toujours dans la culture : l’élément technique et l’élément organique ; et c’est la victoire définitive du premier sur le second marque la dégénérescence de la culture en quelque chose qui ne l’est plus ». Comme le note justement Edouard Schaelchli dans sa préface : « loin de se laisser comprendre comme un simple phénomène matériel, [le phénomène technique] s’impose à l’esprit et détermine une attitude à son égard qui s’apparente plus qu’à une forme d’aliénation, à une véritable forme d’adoration, d’idolâtrie. » Difficile de lui donner tort quand on voit le culte que certains de nos contemporains vouent à leur smartphone au point de ressentir une angoisse panique en cas de perte (« j’ai toute ma vie dedans », suffoquent-ils).

 

Ayant fait sa révolution industrielle au XIXe siècle, la machine poursuivit ainsi son inexorable marche en avant au siècle suivant portée par les hourras des progressistes qui semblaient avoir oubliés cette mise en garde de Victor Hugo : « Sans cesse le progrès, roue au double engrenage, Fait marcher quelque chose en écrasant quelqu’un. » Plus proche de Nietzsche, Schelling ou Kierkegaard, Berdiaeff ne dit pas autre chose lorsqu’il décrit la révolte de la créature face à une force qui peut, par les armes, détruire toute l’humanité : « L’esprit prométhéen chez l’homme ne parvient pas à maîtriser la technique qu’il a lui-même engendrée, il ne peut venir à bout de ces énergies nouvelles qu’il a déchaînées. » Pour autant, le philosophe russe n’idéalise pas un retour au passé (« le passé tel qu’il nous séduit a été affranchi et purifié par notre imagination créatrice de tout ce qu’il comportait de laideur et d’injustices ») et s’il lui est inconcevable de tolérer l’autonomie de la machine, il ne rejette pas tous les torts sur elle : « la machine n’est qu’une projection » du processus global de déshumanisation et la libération de l’homme n’adviendra que par « une conscience qui placera celui-ci au-dessus de la nature et de la société, qui placera l’âme humaine au-dessus de toutes les forces sociales et cosmiques qui devront lui être assujetties ».

 

Sylvain Métafiot

 

Article initialement publié sur Le Comptoir

mardi, 04 février 2020

Nietzsche contre la culture barbare

Nietzsche contre la culture barbare, le Comptoir, Sylvain Métafiot,Seconde Considération Inactuelle,

 

Article initialement paru sur Le Comptoir

 

Rédigée en 1873 à Bâle, et sous-titré « De l’utilité et de l’inconvénient des études historiques pour la vie », la « Seconde Considération Inactuelle » fait partie d’une série de quatre traités polémiques dans lesquels le philosophe Friedrich Nietzsche parcourt l’échelle de ses intimités. Il combat une conception purement contemplative du savoir historique conçue comme une fin en soi et découplée de la vie. Pour lui, la connaissance doit permettre de vivre et d’agir.

 

Ce que son époque considère comme une vertu Nietzsche le considère comme un vice : « nous souffrons tous d’une consomption historique ». Dénonciateur autant que guérisseur, il souhaite ainsi renverser le courant, « contre le temps, et par là même sur le temps en faveur d’un temps à venir ».

 

« Je déteste tout ce qui ne fait que m’instruire sans augmenter mon activité. » Goethe

Le poids du passé

Le premier paragraphe de la Seconde Considération Inactuelle porte sur l’ambivalence du passé. D’un coté, le passé pèse sur l’homme comme un fardeau invisible parce qu’il s’en souvient, c’est la mémoire qui signe sa prégnance à force de le ruminer. Cette charge nuit à l’homme et l’anéantit car le ressassement empêche l’action : plongés dans nos regrets nous délaissons l’avenir. D’un autre coté, l’oubli est une condition de l’action et du bonheur car agir suppose être dans le présent et orienté vers le futur. Dans ce cas, le passé peut peser comme un acquis.

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mardi, 21 janvier 2020

Le triomphe sur la vie fugitive

Le triomphe sur la vie fugitive,Hermann Hesse, Narcisse et Goldmund,

 

« Eh bien, que penses-tu de ce monde dans lequel il nous faut vivre ? N'est-ce pas un enfer ? N'est-ce pas révoltant et odieux ?


- En effet. C'est bien ainsi qu'est le monde.


- N'est-ce pas ! s'écria Goldmund en colère. Et combien de fois ne m'as-tu pas soutenu jadis que le monde était divin, que c'était une immense harmonie de sphères au centre desquelles trônait le Créateur, et que tout ce qui est était bon, etc. Tu prétendais que c'était dans Aristote ou dans Saint Thomas. Je suis curieux d'entendre comment tu expliques cette contradiction."


Narcisse sourit :
"Ta mémoire est admirable, et pourtant elle t'a un peu abusé. J'ai toujours proclamé avec vénération la perfection du Créateur, jamais celle de la création. Jamais je n'ai nié le mal dans le monde. Jamais encore, mon cher, un vrai penseur n'a prétendu que la vie sur terre se déroulait dans l'harmonie et le justice, ni que l'homme était bon. Au contraire, il est formellement écrit dans la Sainte Écriture que le cœur humain, dans ses rêves et ses aspirations, est mauvais et nous en avons chaque jour la preuve.

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mardi, 26 novembre 2019

Crise sociale, remède littéraire : Revue Zone Critique #1

Revue Zone Critique #1.pngAprès sept années d’existence en ligne, la revue Zone Critique sort son premier numéro papier dont le thème principal – et très actuel – est la crise sociale. Servie dans un écrin du plus bel effet (la mise en page, la typographie, les illustrations : tout est d’une grande finesse), la revue accorde une large place à la réflexion littéraire mais aussi à l’analyse cinématographique avec notamment des portraits de Bong Joon-ho et sa « révolte biologique » des prolétaires, Ken Loach et sa dénonciation du libéralisme économique, Lee Chang-Dong et son « thriller poétique » Burning. Mais l’on parcourt aussi la rugosité des paysages dans le cinéma de Bruno Dumont et des frères Dardennes, la sublimation du réel chez Godard ou les apories du capitalisme dans la saga Alien.

 

Côté littérature, on apprend notamment que Les Misérables de Victor Hugo est l’antithèse du roman social ; ainsi que la différence entre un roman militant (un discours univoque calqué sur une intrigue manichéenne, à l’instar des Renards pâles de Yannick Haenel) et un roman politique (saisissant la complexité des personnages, leurs contradictions, introduisant nuance et précision, comme chez Arno Bertina ou François Bégaudeau). Ce dernier, dans un long entretien, assume « la beauté et la puissance de la pensée radicale », tandis que Marion Messina appel à retrouver le sens de la beauté et de l’universel en littérature contre les « petites ambitions » de l’autofiction.

 

On y trouve également un portrait de Houellebecq en lyrique contrarié dont l’œuvre « cartographie un monde déstructuré par l’économie de marché, par la libéralisation des corps et la fragmentation du lien social » ; une analyse de l’écriture à contre-courant de l’aliénation moderne de Marc-Emile Thinez et une exégèse de la « langue virevoltante » et politique d’Alain Damasio. Céline, en « diagnosticien du social », dynamitant la langue et incorporant dans « l’écriture la rage des victimes modestes », fait face à Steinbeck et son « humanisme compassionnel », sa « pitié grandiloquent », ses grands principes et ses bons sentiments en somme. Enfin, quelques écrivains, poètes et essayistes répondent chacun à leur manière à la question d’Hölderlin : « À quoi bon des poètes en temps de détresse ? »

 

Sylvain Métafiot

 

Article initialement publié sur Le Comptoir

dimanche, 17 novembre 2019

Carole Talon-Hugon : « Une œuvre peut être admirable en dépit d’un défaut éthique »

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Article initialement publié sur Le Comptoir

Carole Talon-Hugon est philosophe, spécialiste d’esthétique, de philosophie de l’art et de théories des émotions. Directrice de publication de la Nouvelle revue d’esthétique et directrice de rédaction de la revue Noesis elle a notamment rédigé « Une histoire personnelle et philosophique des arts » en quatre volumes. Elle vient de publier « L’Art sous contrôle » (PUF), un essai court et documenté qui analyse la nouvelle injonction moralisatrice, se déployant de manière intégriste dans le monde de la culture, à l’aune du « nouvel agenda sociétal » et des « censures militantes ».

Le Comptoir : Ces dernières années, on voit surgir de plus en plus de demandes de boycott de tel film ou de tel réalisateur, de destruction de peintures ou de décrochage photos, de protestation contre des rétrospectives, de censure envers des installations, de pétition contre tel artiste, etc. au nom des combats sociétaux de l’époque (féminisme, combat LGBT, écologie, lutte postcoloniale…). Il semble pourtant qu’une grande partie des artistes d’aujourd’hui se revendiquent de ces engagements. Pourquoi une telle confrontation ?

carole talon-hugon,le comptoir,sl'art sous contrôle,censure,féminisme,injonction moralisatrice,ylvain métafiotCarole Talon-Hugon : Il s’agit là de deux aspects du moralisme ambiant dans lequel se trouvent actuellement plongés les mondes de l’art : d’un côté des artistes affichant l’engagement de leurs œuvres dans des causes sociétales, de l’autre, des critiques militantes émanant des communautés réunies autour de ces mêmes causes, et visant des œuvres qu’elles jugent offensantes. Il y a moins là une contradiction que le recto et le verso d’une même pièce, les œuvres visées par la censure militante n’étant pas celles produites par l’art sociétal. Mais paradoxalement, il arrive que des œuvres affichant des intentions sociétales soient elles-mêmes contestées ; c’est par exemple le cas de la pièce Kanata de Robert Lepage, qui met en scène les Amérindiens du Québec et qui s’est vue accusée d’appropriation culturelle par les descendants de ceux-ci au motif que les rôles d’Amérindiens n’étaient pas jouées par des Amérindiens ; ou bien encore le cas de Scarlett Johansson qui a dû renoncer à jouer le rôle d’un transgenre après qu’on lui a reproché de n’en être pas un.

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dimanche, 27 octobre 2019

Un sadisme vertueux ? Contes libertins du marquis de Sade

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Article initialement publié sur Le Comptoir

 

La question peut paraître incongru tant on a fait du divin marquis – dont les textes étaient solidement ancrés dans les théories matérialistes et scientifiques des Lumières – le destructeur le plus radical de toute la morale chrétienne, foulant aux pieds les institutions et les bonnes mœurs, mettant à nu les justifications de tous les crimes possibles : une fois le vernis de la civilisation passé à l’acide ne reste que l’expression des désirs naturels, des plus tendres au plus meurtriers. Comme le dit Philippe Roger, Sade est « un auteur gai, comme on peut l’être quand on piétine toutes les plates-bandes d’une ancienne société, pour y camper une parole neuve, une jeune insolence, un gai savoir. »

 

Et pourtant, l’imaginaire noir et la violence ne sont pas les seuls thèmes chers à l’auteur Sade. Il fut aussi un « expert dans le maniement de l’écriture brève et du comique« , la farce damant le pion à l’effroi au moment de sa vie où il fut en quête de respectabilité littéraire. À l’aube du XIXe siècle, Sade cherchait davantage à séduire le lecteur qu’à le choquer. C’est que nous apprend Stéphanie Genand dans la précieuse préface de l’édition de ces Contes Libertins aux éditions Garnier-Flammarion. La surprise est étonnante : sans jamais négliger sa plume sublime, toujours d’une grande délicatesse (y compris dans ses romans les plus terrifiants), Sade raconte des fables où maris cocus, femmes infidèles, prêtres délurés et autres gais lurons sont plongés dans des situations rocambolesques censées édifier les consciences. Sont ainsi prônées le respect des vertus telles que la pudeur, la piété, la tempérance, la fidélité, la bienfaisance, la pitié, la prudence, l’amour du bien et de la vérité (les mêmes vertus qui seront sévèrement punies par la providence dans l’histoire de Justine…). Il faut donc distinguer, pour reprendre la métaphore de Jean Roussel, le versant diurne de Sade soucieux de notoriété et de visibilité, de ses écrits de la nuit publiés anonymement et qui lui valurent la prison.

 

S’inspirant autant de Diderot, Boccace, Mirabeau, que des romancières expertes dans la forme courte (Mme de Gomez, Mme de Tencin ou Mlle de Lussan), ces quatorze récits composant ce recueil introduisent l’ambivalente « plaisanterie » des Lumières qui, comme le rappelle Stéphanie Genand « loin d’introduire la confusion, épouse au contraire la richesse du projet sadien : entrelacer le rire et la mort, la joie et la frustration, le carnaval gaulois et la soif de reconnaissance ». Le comique sadien transforme ainsi la légèreté en art noble.

 

Sylvain Métafiot

samedi, 13 juillet 2019

Les humanistes

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Il m'interroge des yeux ; j'approuve en hochant la tête, mais je sens qu'il est un peu déçu, qu'il voudrait plus d'enthousiasme. Que puis-je faire ? Est-ce ma faute si, dans tout ce qu'il dit, je reconnais au passage l'emprunt, la citation ? Si je vois réapparaître, pendant qu'il parle, tous les humanistes que j'ai connus ? Hélas, j'en ai tant connu ! L'humaniste radical est tout particulièrement l'ami des fonctionnaires. L'humaniste dit «  de gauche » a pour souci principal de garder les valeurs humaines ; il n'est d'aucun parti, parce qu'il ne veut pas trahir l'humain, mais ses sympathies vont aux humbles ; c'est aux humbles qu'il consacre sa belle culture classique. C'est en général un veuf qui a l’œil beau et toujours embué de larmes ; il pleure aux anniversaires. Il aime aussi le chat, le chien, tous les mammifères supérieurs. L'écrivain communiste aime les homme depuis le deuxième plan quinquennal ; il châtie parce qu'il aime. Pudique, comme tous les forts, il sait cacher ses sentiments, mais il sait aussi, par un regard, une inflexion de sa voix, faire pressentir, derrière ses rudes paroles de justicier, sa passion âpre et douce pour ses frères. L'humaniste catholique, le tard-venu, le benjamin, parle des hommes avec un air merveilleux. Quel beau conte de fées, dit-il, que la plus humble des vies, celle d'un docker londonien, d'une piqueuse de bottines ! Il a choisi l'humanisme des anges ; il écrit, pour l'édification des anges, de longs romans tristes et beaux, qui obtiennent fréquemment le prix Fémina.

 

Ça, se sont les premiers grands rôles. Mais il y en a d'autres, une nuée d'autres : le philosophe humaniste, qui se penche sur ses frères comme un frère aîné et qui a le sens de ses responsabilités ; l'humaniste qui aime les hommes tels qu'ils sont, celui qui les aime tels qu'ils devraient être, celui qui veut les sauver avec leur agrément et celui qui les sauvera malgré eux, celui qui veut créer des mythes nouveaux et celui qui se contente des anciens, celui qui aime dans l'homme sa mort, celui qui aime dans l'homme sa vie, l'humaniste joyeux, qui a toujours le mot pour rire, l'humaniste sombre, qu'on rencontre surtout aux veillées funèbres. Il se haïssent tous entre eux : en tant qu'individus naturellement – pas en tant qu'hommes. Mais l'Autodidacte l'ignore : il les a enfermés en lui comme des chats dans un sac de cuir et ils s’entre-déchirent sans qu'il s'en aperçoive.

 

[…]

 

- Peut-être que vous êtes misanthrope ?

 

Je sais ce que dissimule ce fallacieux effort de conciliation. Il me demande peu de chose, en somme : simplement d'accepter une étiquette. Mais c'est un piège : si je consens l'Autodidacte triomphe, je suis aussitôt tourné, ressaisi, dépassé, car l'humanisme reprend et fond ensemble toutes les attitudes humaines. Si l'on s'oppose à lui de front, on fait son jeu ; il vit de ses contraires. Il est une race de gens têtus et bornés, de brigands, qui perdent à tout coup contre lui : toutes leurs violences, leurs pires excès, il les digère, il en fait une lymphe blanche et mousseuse. Il a digéré l'anti-intellectualisme, le manichéisme, le mysticisme, le pessimisme, l'anarchisme, l'égotisme : ce ne sont plus que des étapes, des pensées incomplètes qui ne trouvent leur justification qu'en lui. La misanthropie aussi tient sa place dans ce concert : elle n'est qu'une dissonance nécessaire à l'harmonie du tout. Le misanthrope est homme : il faut donc bien que l'humaniste soit misanthrope en quelque mesure. Mais c'est un misanthrope scientifique, qui a su doser sa haine, qui ne hait d'abord les hommes que pour mieux pouvoir ensuite les aimer.

 

Je ne veux pas qu'on m'intègre, ni que mon beau sang rouge aille engraisser cette bête lymphatique : je ne commettrai pas la sottise de me dire « anti-humaniste ». Je ne suis pas humaniste, voilà tout.

 

- Je trouve, dis-je à l'Autodidacte, qu'on ne peut pas plus haïr les hommes que les aimer.

 

L'Autodidacte me regarde d'un air protecteur et lointain. Il murmure, comme s'il ne prenait pas garde à ses paroles :

 

- Il faut les aimer, il faut les aimer...

 

- Qui faut-il aimer ? Les gens qui sont ici ?

 

- Ceux-là aussi. Tous.

 

Jean-Paul Sarte, La Nausée, Folio Gallimard, p. 167