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vendredi, 22 juillet 2016

Trois visions totalitaires : lecture croisée d’Orwell, Huxley et Zamiatine

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Article initialement publié sur Le Comptoir

 

L’essor éditorial fulgurant qu’ont connu les contre-utopies durant le XXe siècle provient du fait qu’elles ont confronté leur discours littéraire à la notion de totalitarisme à laquelle elles font écho. D’où l’intérêt de s’attarder sur les concordances entre les caractéristiques du totalitarisme et le récit fictif minutieusement détaillé des contre-utopies et, particulièrement, trois œuvres emblématiques de ce genre littéraire : « Nous autres » de Evguéni Zamiatine, « Le Meilleur des mondes » d’Aldous Huxley et « 1984 » de George Orwell.

 

Hannah Arendt.jpgLe totalitarisme désigne à la fois une notion (accédant à une véritable consistance conceptuelle avec l’ouvrage d’Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme en 1951) et une réalité historique, exclusivement moderne et radicalement inédite. Cette notion est toutefois rejetée par certains refusant toute comparaison, même globale, entre les régimes nazi et stalinien ; et, a contrario, élargie à l’excès par ceux qui voient sa main derrière chaque violence étatique. Elle concerne principalement l’Allemagne hitlérienne entre 1933 et 1945 et l’URSS stalinienne entre 1929 et 1953. Le terme de totalitarisme a d’abord été forgé par Mussolini afin de définir l’état fasciste comme une organisation intégrale de toutes les forces existantes, synthèse et unité de toutes les valeurs. Le totalitarisme demeure toutefois “autre chose” qu’une surenchère des tyrannies classiques. Le totalitarisme, ce n’est pas le despotisme associé aux techniques modernes de coercition et de communication, mais bien un stade supérieur dans la brutalité. Le fascisme italien, malgré ses prétentions, ne fut qu’une banale dictature.

 

Alfredo Ambrosi, Portrait aérien de Benito Mussolini en aviateur 1930.jpgPar conséquent, il convient de distinguer le totalitarisme des formes traditionnelles de régime liberticide et autoritaire et ainsi dépasser l’opposition facile entre totalitarisme et démocratie. Le totalitarisme n’est ni une tyrannie (un roi qui prend le pouvoir), ni un despotisme (basé sur le principe de terreur exercé de part en part et sur la diffusion totale du despotisme), ni une dictature (pouvoir despotique exercé de haut en bas), ni un absolutisme (pouvoir monarchique arbitraire “sans liens” mais pas “sans limite”). Il est bien plus que cela. Selon Hannah Arendt, ce régime, qui a constamment bénéficié du soutien des masses, a« manifestement pulvérisé nos catégories politiques ainsi que nos critères de jugements moraux » (La Nature du totalitarisme) en en révélant l’impensé. Reprenant à son compte les critères declassification des régimes de Montesquieu, Arendt voit dans la nature du totalitarisme « la terreur » et dans son principe« l’idéologie », les deux s’enracinant dans une expérience extrême de la condition humaine : la désolation. Les totalitarismes sont une réponse monstrueuse à la maladie du monde qui leur préexiste – monde qui a transformé la solitude en désolation : « La domination totalitaire […] se fonde sur la désolation, l’expérience d’absolue non-appartenance au monde, qui est l’une des expériences les plus radicales et les plus désespérées de l’homme. […] Elle est liée au déracinement et à la superfluité dont sont frappées les masses depuis le commencement de la révolution industrielle, et qui sont devenus critiques avec la montée de l’impérialisme […] et la débâcle des institutions politiques et des traditions sociales à notre époque ». Le totalitarisme peut être considéré comme l’évènement politique majeur du XXe siècle, celui qui nous fait changer de monde : « La terrible originalité du totalitarisme ne tient pas au fait qu’une “idée” nouvelle soit venue au monde, mais à ce que les actions mêmes qu’elle a inspirées constituent une rupture par rapport à toutes nos traditions ».
 

À ce titre, les contre-utopies seraient, selon la chercheuse Gladys Kostyrka, « une réponse littéraire critique à l’émergence de mouvements et de pouvoirs totalitaires ». C’est au sortir de la Première guerre mondiale, alors que s’érodent les valeurs et les certitudes de l’Occident moderne, que ces œuvres se développent, constituant un acte (et une dénonciation) politique de leur temps simultanément à l’exercice littéraire. Si nous retenons les ouvrages typiques de la contre-utopie (Nous autres, Le Meilleur des mondes et 1984) c’est qu’à eux trois ils regroupent les six caractéristiques fondamentales du totalitarisme : l’idéologie du parti unique, la violence systématique adossée à la terreur omniprésente, l’impérialisme exponentiel, le nihilisme couplé à la négation de l’altérité, la propagande et la manipulation du langage, le négationnisme.

 

« Tout totalitarisme traverse par intermittence l’utopie. Et tout dictateur fabrique de l’utopie dans la mesure où il s’éloigne de son bureau politique, lequel lui fournit habituellement du lest en le collant au sol ». Gabriel Venaissin, revue Esprit, 1953


Idéologie du parti unique

 

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Selon le politologue Sigmund Neumann, l’État totalitaire mène une « révolution permanente » permettant d’assurer sa propre perpétuation, contrairement au conservatisme des despotismes classiques. Pour Raymond Aron, le totalitarisme réalise « une absorption de la société civile dans l’État » et « la transfiguration de l’idéologie de l’État en dogme imposé aux intellectuels et aux universités », contrôlant ainsi la société, les sciences, la culture, la morale…

 

« La terrible originalité du totalitarisme ne tient pas au fait qu’une “idée” nouvelle soit venue au monde, mais à ce que les actions mêmes qu’elle a inspirées constituent une rupture par rapport à toutes nos traditions ». Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme

 

Dès les premières pages de 1984 se trouve affirmée l’existence d’un parti unique : si le mot “Parti” n’est suivi d’aucun caractérisation, c’est parce qu’il est le seul et qu’il n’a besoin de se distinguer d’aucun autre. Big Brother est le chef tout-puissant qui règne au sommet du Parti et dont le portrait est placardé jusque dans la cage d’escalier des immeubles. Winston doute pourtant de son existence. En fait, Big Brother a probablement été inventé de toutes pièces par le Parti pour pouvoir incarner le pouvoir qui dirige l’Océania. Ce personnage est donc destiné à donner une image bienveillante du pouvoir, non seulement à travers son nom, mais aussi grâce à son visage rassurant : il est décrit comme « plein de puissance et de calme mystérieux » ou encore « lourd, calme, protecteur ». Le pouvoir, selon Gladys Kostryrka, « est en forme d’oignon et non de pyramide : le Chef agit de l’intérieur et non du dessus ou de l’extérieur. Les diverses couches se succèdent ensuite, mettant le monde extérieur à distance en le transformant par une fiction. […] Cette organisation en couches concentriques permet un contrôle permanent des couches les unes par les autres. » Les militants sont divisés entre le Parti intérieur des privilégiés et le Parti extérieur. En revanche, contrairement aux vrais totalitarismes, il n’y a pas de couche de sympathisants du Parti mais des prolétaires. Ils sont hors du Parti mais aussi hors du monde : « Leur vie est décrite comme une inlassable répétition faite de jeux, de débauches d’alcool et surtout c’est une vie apolitique. »

 

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Ainsi, l’État imaginé par Huxley repose sur la devise suivante (en forme de parodie des idéaux révolutionnaires français) : identité, communauté, stabilité.

  • En l’an 632 de Notre Ford, l’être humain est fabriqué en série. Les bébés naissent en flacons par portées de jumeaux pouvant atteindre 16 012 individus, tous identiques, tous conditionnés à aimer leur futur emploi. Il ne possède aucune curiosité intellectuelle sauf s’il est anormal ou étranger comme John le Sauvage. Élevé dans une réserve d’Indiens, il se retrouve isolé une fois dans le meilleur des mondes car « si l’on est différent, il est fatal que l’on soit seul ».
  • Être seul ne permet pas de faire partie de la communauté. L’âme et le corps appartiennent à l’État qui inculque par hypnopédie ses grands principes sociaux aux futurs citoyens « jusqu’à ce qu’enfin l’esprit de l’enfant, ce soit ces choses suggérées, et que la somme de ces choses suggérées, ce soit l’esprit de l’enfant ». Ainsi, « chacun appartient à tous les autres », « chacun travaille pour tous », « tout le monde est heureux à présent », etc. La solitude est antinaturelle. Incapable d’amour comme de haine, chacun consomme les autres comme un objet quelconque et remplaçable.
  • Cette identité et cette communauté ont pour but la stabilité : « Pas de civilisation sans stabilité sociale. Pas de stabilité sociale sans stabilité individuelle ». On réduit tous les obstacles entre le désir et la satisfaction grâce au soma qui permet de se libérer de la réalité au profit du rêve. Voila le bonheur : « Leur travail leur plait. Il est léger, enfantin. Pas d’effort des muscles ni de l’esprit. Sept heures et demi d’un travail léger, et ensuite, la ration de soma, les sports, la copulation sans restrictions, et le cinéma sentant. Que pouvaient-ils demander de plus ? »

 

« La solitude est antinaturelle. Incapable d’amour comme de haine chacun consomme les autres comme un objet quelconque et remplaçable. »

 

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Un autre aspect contraignant de cette société “parfaite” (où la misère n’est pas de mise), est l’interdiction de fumer et de boire. C’est la société de la “dernière révolution” où l’idée même de plaisir est bannie. Téléologie illusoire dénoncée par l’héroïne I-330 dans un dialogue avec le narrateur : « Alors, pourquoi parles-tu de la dernière révolution ? Il n’y a pas de dernière révolution,  le nombre des révolutions est infini. La dernière c’est pour les enfants : l’infini les effraie et il faut qu’ils dorment tranquillement la nuit… »

 

Violence systématique et terreur omniprésente

 

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Dans 1984, la société est le fruit d’un travail efficace de déshumanisation qui a débuté avec la révolution, une vingtaine d’années auparavant. Pour exercer un pouvoir sans partage, le Parti s’est en effet efforcé de saper les liens entre les individus. Il a, d’une part, accentué les distinctions entre les classes sociales et d’autre part, détruit toute spontanéité dans les comportements humains en les plaçant sous surveillance. Il s’agit en fait de supprimer les liens affectifs entre individus pour encourager uniquement l’affection de chacun d’eux à l’égard de Big Brother. Les rapports humains sont donc détestables. C’est la surveillance de tous par tous. Les enfants sont des espions dénonçant le moindre écart de leurs parents. Le seul moment de communion est celui des Deux minutes de Haine où l’on vocifère collectivement son dégoût de l’ennemi. L’individu est attaqué au plus profond de son intimité : avec le télécran, la Police de la Pensée l’espionne en permanence. La pratique de la novlangue et de la double-pensée empêchent toute réflexion personnelle : « Connaître et ne pas connaître. En pleine conscience et en absolue bonne foi, émettre des mensonges soigneusement agencés. Retenir simultanément deux opinions qui s’annulent alors qu’on les sait contradictoires et croire à toutes les deux. Employer la logique contre la logique. Répudier la morale alors qu’on se réclame d’elle. Croire en même temps que la démocratie est impossible et que le parti est gardien de la démocratie. Oublier tout ce qui est nécessaire d’oublier, puis le rappeler à la mémoire quand on en a besoin, pour l’oublier plus rapidement encore. Surtout appliquer le même processus au processus lui-même. Là était l’ultime subtilité. Persuader consciemment l’inconscient, puis devenir ensuite inconscient de l’acte d’hypnose que l’on vient de perpétrer. La compréhension même du mot “double-pensée” impliquait l’emploi de la double-pensée. »

 

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Quant aux opposants, réels ou potentiels, le Parti se livre à leur élimination systématique : il est question d’« épurations », d’arrestations ou encore de « vaporisations », mot par lequel le Parti désigne l’élimination des individus considérés comme dangereux. Cette vaporisation permet, en outre, d’assimiler les individus dangereux dans l’unité absolue puisqu’ils disparaissent dans le Tout, dans l’air. D’entités disparates et nuisibles à l’homogénéité du Parti de leur vivant, ils rejoignent son harmonie totale dans leur mort.

 

« Le totalitarisme ne connaît que le tout de la classe ou de la race ; l’élément est l’image de l’ensemble auquel il appartient : un Juif reste un Juif, un bourgeois reste un bourgeois. »

 

Dans Le Meilleur des mondes, la liberté de circuler est restreinte : une bureaucratie contrôle les déplacements. Nous remarquons qu’« en sa qualité de psychologue Alpha-plus, Bernard était l’un des rares hommes […] qui eussent droit à une autorisation ». Il existe des lieux interdits, où une race, celle des Sauvages, est reléguée. À l’intérieur même, les pratiques courantes des sociétés totalitaires subsistent : la délation semble monnaie courante puisque Watson, pour un poème, a été « dénoncé au Directeur ». L’individu réfractaire est dépisté, traqué et rééduqué : il faut emmener l’enfant peu enclin aux jeux érotiques « chez le Surveillant Adjoint de Psychologie. Simplement pour voir s’il n’y a pas quelque chose d’anormal ». Quant aux “déviants”, ils sont déportés sur des îles où l’on règle leur sort grâce à « la chambre asphyxiante ». Toute recherche intellectuelle est censurée, si valable soit-elle : Mustapha Menier interdit la publication d’une Nouvelle Théorie de la Biologie, l’estimant « neuve et hautement ingénieuse, mais hérétique, et, en ce qui concerne l’ordre social présent, dangereuse et subversive en puissance ». Le tyran n’aime pas la vérité. Elle dérange car elle pourrait agir sur le cours du monde, susciter une pluralité d’opinions, amener à réviser l’essence unitaire du régime qui exige une allégeance totale à ses principes.

 

Dans Nous autres, la ville planétaire est entièrement transparente, au sens propre : tous les bâtiments, immeubles, murs, routes, véhicules sont bâtis dans le verre le plus clair qui soit, exposant tout le monde aux yeux de tous, bannissant la vie privée. Seuls sont accordés de rares horaires où l’on peut dissimuler sa chambre derrière des rideaux pour la copulation. La transparence, qu’on a plutôt l’habitude de présenter favorablement comme garantie de la démocratie, ne conduit par à la libération, au triomphe de la vérité et de la sincérité, mais à un enfermement plus étroit, à une surveillance perpétuelle de chacun par tous et à des dissimulations d’un genre inédit. D’où la référence évidente au Panopticon de Jeremy Bentham qui appliquait une transparence absolue aux maisons de détention à la fin du XVIIIe siècle. Avec Zamiatine, sous l’omniprésent contrôle d’inquisiteurs, les hommes ne peuvent penser et aimer librement. La surveillance totalitaire est le fait des Gardiens anonymes. Dans les totalitarismes, d’ailleurs, des sondages secrets d’opinion étaient pratiqués afin de déterminer si les individus étaient encore capables de discernement.

 

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Par ailleurs, les opposants, les marginaux, les « Méphi », rarissimes, « les ennemis du bonheur », vivent au-delà des murs d’onde à haute tension qui protègent la cité, en pleine nature. Ce sont les rebelles qui luttent contre le Bienfaiteur. Ce sont des ennemis objectifs, comme dans 1984. Et c’est au nom de la totalité et de la paix qu’il importe de les éliminer, au cours d’une liturgie réunissant l’ensemble de la collectivité : ils disparaissent à tout jamais sous la Cloche de Verre, quand d’autres, plus chanceux, subissent la Grande opération (un lavage de cerveau) pour les purifier de l’âme (considérée comme une “maladie” tout comme l’imagination), les « libérer de la liberté » et en faire des automates. La « noblesse de sentiments » n’est qu’un préjugé, une survivance des époques féodales : « L’Homo sapiens ne devient homme, au sens plein du mot, que lorsqu’il n’y a plus de points d’interrogation dans sa grammaire, mais uniquement des points d’exclamation, des virgules et des points. » À cette occasion, on reconnaît les figures classiques de l’utopie : la fête, où se réalise la fusion de tous en Un ; le consentement du condamné à son propre châtiment ; la participation du groupe à cette élimination rituelle, par son assentiment, et à travers la personne du Bienfaiteur, l’instrument, la résultante de centaines de milliers de volontés, bourreau sacré transparent à la volonté générale qu’il met en œuvre.

 

L’impérialisme exponentiel

 

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Dans 1984, l’impérialisme se traduit par les conquêtes extérieures se réalisant à travers la guerre aux deux autres États ennemis. Mais, surtout, le régime totalitaire manifeste, en interne, sa présence dans l’espace urbain à travers quatre immenses édifices : les ministères de la Vérité, de la Paix, de l’Amour et de l’Abondance. Ces constructions, « qui écrasent si complètement l’architecture environnante », dominent largement tout le paysage de la ville. Un gigantisme qui évoque l’architecture stalinienne des pays du bloc soviétique ou les constructions monumentales de Mussolini. D’une manière générale, la ville est totalement défigurée par l’omniprésence de Big Brother, qui s’impose au regard de tous à travers de multiples affiches aux dimensions démesurées.

 

« Il nous appartient de soumettre au joug bienfaisant de la raison tous les êtres inconnus, habitants d’autres planètes, qui se trouvent peut-être encore à l’état sauvage de la liberté. S’ils ne comprennent pas que nous leur apportons le bonheur mathématique exact, notre devoir est de les forcer à être heureux. » Evguéni Zamiatine, Nous Autres

 

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Nihilisme et négation de l’altérité

 

Le totalitarisme est un nihilisme. Sa totalité est une pseudo-totalité puisqu’elle nie à la fois le singulier et l’universel : c’est une totalité qui n’équivaut à rien. Il ne vit que sur le mode de la catastrophe, entretenant une culture de mort. Aux trois “solutions” répondant à la “question juive” de l’antisémitisme classique (conversion, assimilation, exil), le totalitarisme propose la sienne : l’extermination. L’assassinat n’est pas un moyen mais une fin : on ne tue plus pour conserver le pouvoir mais on conserve le pouvoir pour tuer. Alors que la tyrannie tue l’autre comme ennemi, le totalitarisme tue l’autre comme autre. Cette négation de l’altérité est l’envers (et non le contraire) de la haine de soi : le nihilisme totalitaire est suicidaire. Selon Arendt, cela dénote une dynamique autodestructrice qui dissout les structures sociales. La domination totalitaire est un système dans lequel les hommes sont de trop, un système qui les rend superflus. Ceux que l’idéologie exclut de la fusion entre l’État et la société sont éliminés par la force, ce qui permet d’unir plus étroitement la collectivité à elle-même en s’en servant de bouc-émissaires.

 

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Dans 1984, le parti exacerbe le désir tout en rendant impossible sa réalisation. L’Angsoc (contraction de “socialisme anglais”) réprime toutes les impulsions naturelles. Se nourrir est une véritable corvée : « On avait toujours dans l’estomac et dans la peau une sorte de protestation, la sensation que l’on avait été dupé, dépossédé de quelque chose à quoi on avait droit. » La misère imprègne l’ensemble du contexte général de vie, conséquence d’un régime qui privilégie certaines castes très limitées en leur réservant toutes les richesses du pays, alors que le reste de la population demeure dans le dénuement. Ainsi, la ville s’apparente à un bidonville, avec des abris de fortune et des édifices en ruine. À l’inverse, il existe un quartier propre et bien entretenu, réservé aux membres du Parti intérieur, dont « la richesse et les vastes dimensions » surprennent Winston lorsqu’il s’y rend à l’invitation d’O’Brien. Par ailleurs, l’acte sexuel est dénaturé et combattu par la ligue Anti-sexe : « On ne pouvait aujourd’hui avoir d’amour ou de plaisir pur. Aucune émotion n’était pure car elle était mêlée de peur et de haine. Leur embrassement [à Winston et à Julia] avait été une bataille, leur jouissance une victoire. C’était un coup porté au Parti. C’était un acte politique. »

 

« L’assassinat n’est pas un moyen mais une fin : on ne tue plus pour conserver le pouvoir mais on conserve le pouvoir pour tuer. Alors que la tyrannie tue l’autre comme ennemi, le totalitarisme tue l’autre comme autre. »

 

Dans le récit d’Huxley, le conditionnement des individus est total. La stabilité est fonction de l’abolition de l’esprit humain : « Le conditionnement pose des rails le long desquels il faut marcher. L’homme conditionné ne peut s’en empêcher ; il est fatalement prédestiné. Même après la décantation, il est toujours à l’intérieur d’un flacon à fixations infantiles et embryonnaires. ». Tout est contrôlé dans la fameuse Salle de Prédestination Sociale. La première éducation s’opère dans la Salle de Conditionnement néo-pavlovien. Le but est l’uniformité absolue, et l’idéal est celui d’un monde de clones (le fameux procédé Bokanovsky) où les sentiments et les attitudes personnelles et indépendantes sont systématiquement contrés.

 

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De plus ni l’Art, ni la Science ni Dieu n’existent.

  • L’Art, qui se nourrit de tragédies, de larmes, d’angoisses, de passions violentes, n’a pu survivre dans le monde du signe de T (comme le modèle de voiture T de Ford). Par exemple, la littérature fait peur à l’institution car le patrimoine culturel, le pouvoir des mots pourraient contrecarrer la soumission aux stéréotypes officiels, susciter une pensée personnelle, déstabiliser le discours d’autorité. La littérature véhicule une représentation du monde ancien qu’il faut détruire. Elle informe, éveille, aiguise l’esprit critique, transmet de génération en génération des textes qui restent toujours vivants.
  • La Science a été abolie car elle est facteur de changement donc d’instabilité. Cela peut paraître surprenant qu’un monde fondé sur la science en conteste la vocation première : la recherche fondamentale. Mustapha Menier n’y voit rien de paradoxal, distinguant science pure et sciences appliquées. Pour lui, se livrer à la recherche pour l’amour du savoir et la quête de la vérité ne présente aucun bénéfice. Seules comptent les retombées concrètes servant des projets immédiats. Au contraire, dit-il « Toute découverte de la science pure est subversive en puissance ; toute science doit parfois être traitée comme un ennemi possible. »
  • Dieu est mort car toutes les frustrations auxquelles le sentiment religieux servait de compensation ont été éliminées. Menier affirme que « Dieu n’est pas compatible avec les machines, la médecine scientifique et le bonheur universel ».

 

« Une tyrannie totalitaire pourrait nous satisfaire, elle aussi, dans nos besoins matériels. Mais nous ne sommes pas un bétail à l’engrais. » Antoine de Saint-Exupéry, Lettre à un otage, 1943
 

Le Meilleur des mondes nous fournit une preuve de la propension des chefs suprêmes à détruire les symboles du monde ancien. La stabilité est celle d’un monde parfait, sans Histoire (les archives et les rappels du passé sont supprimés), donc sans avenir, sans fantaisie, une sorte de mort humaine organisée. Pernicieuses parce que représentatives de la mémoire de l’humanité, l’Histoire et la littérature ont disparues. Elles nuisent à l’efficacité et au bonheur dont les dirigeants ont fixé les modalités bien qu’ils sachent en sous-main leur valeur et reconnaissent leur immortalité. Au nom du bonheur collectif, le système va déguiser sa visée totalitaire sous l’aspect trompeur d’une civilisation de loisirs. Individuel et choisi par définition, le loisir obligatoire est désormais associé à la masse, transformé en instrument d’aliénation. Les chefs ont compris comment miser sur le besoin de sociabilité pour promouvoir une politique où le sport, perverti, sera un facteur de cohésion et une source de profit. Ballatelle centrifuge, Courts de Paume-Escalator, Golf obstacle, Golf-Electro-Magnétique remplacent les jeux d’antan insuffisamment rentables.

 

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« La littérature véhicule une représentation du monde ancien qu’il faut détruire. Elle informe, éveille, aiguise l’esprit critique, transmet de génération en génération des textes qui restent toujours vivants. »

 

Propagande, technique moderne et manipulation du langage

 

Le totalitarisme est dépendant de la technique moderne. Sans celle-ci (télécommunications de masse, transports, électricité, radio, cinéma, chimie, etc.), il ne peut contrôler la population d’un pays entier et établir une terreur systématique par le biais de la propagande. La bureaucratie est étouffante : les structures administratives sont démultipliées sans se superposer afin de supprimer toute hiérarchie entre le chef et les masses. Sans obstacle, la domination est totale. De plus, le totalitarisme joue avec le langage à sa guise. Les choses ne sont plus ce qu’elles sont dès qu’on ne les appelle plus de leur nom. Ainsi, l’extermination des Juifs par le gaz était appelée « action spéciale » et les cadavres nommés « chiffons » et « merde ». De même, Staline, avec le concept d’« ennemi du peuple » justifia les purges qui frappèrent l’armée et le parti.

 

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L’histoire de 1984 se déroule dans plusieurs lieux, tous situés dans la ville de Londres. Or, tous ces lieux ont en commun d’être étroitement surveillés. Si la légende des affiches répète « Big Brother vous surveille », c’est pour rappeler à tout citoyen de l’Océania que sa vie est soumise au contrôle permanent de l’État : « On devait vivre, on vivait, car l’habitude devient instinct, en admettant que tout son émis et que, sauf dans l’obscurité, tout mouvement était perçu ». Ce contrôle s’exerce essentiellement par le biais des télécrans. Ces appareils, qui sont à la fois émetteurs (ils diffusent les messages de propagande du Parti) et capteurs (ils enregistrent en permanence tout ce qui se passe), peuvent rappeler à l’ordre les individus qui n’ont pas le comportement adéquat. Les murs de la ville sont utilisés à des fins de propagande, comme en témoignent les préparatifs de la Semaine de la Haine : on placarde sur les murs « la monstrueuse silhouette de trois ou quatre mètres de haut d’un soldat eurasien » dont la mitrailleuse est pointée sur les passants. À travers ces affiches, en nombre supérieur à celles qui représentent Big Brother, il s’agit pour le Parti de raviver la haine des citoyens de l’Océania à l’égard de l’Eurasia. De fait, les ennemis objectifs (Goldstein, l’Estasia et l’Eurasia) sont permanents et interchangeables. C’est, en cela, le véritable objectif de la propagande d’État qui n’est pas tant de faire naître un sentiment d’admiration populaire à l’égard du chef, que de susciter la haine de la nation toute entière envers ses prétendus ennemis.

 

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« Le but de l’éducation totalitaire n’a jamais été d’inculquer des convictions mais de détruire la faculté d’en former aucune. » Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme

 

Dans 1984 encore, le parti manipule extraordinairement le langage. Le déplacement des mots déréalise la réalité : c’est le but de la novlangue qui, en supprimant des mots et en les contractant, rend abstraite la réalité qu’ils décrivaient et détruit la pensée qui les sous-tendaient. C’est le cas notamment des termes majeurs comme « honneur, justice, moralité, internationalisme, démocratie, science, religion ». La vérité historique est détruite : les rectifications sont des rectifications mensongères et les nouvelles statistiques sont des corrections de statistiques fantaisistes. Il s’agit de la substitution d’un non-sens à un autre. De fait, tout est incertain, le passé est aboli dans la mesure où on peut le réécrire au gré des besoins de la politique quotidienne. L’art et la science sont anéantis. L’inversion des valeurs est totale – « L’ignorance c’est la force », « La guerre c’est la paix », « La liberté c’est l’esclavage » – et s’inscrit dans la même démarche paradoxale que l’inscription au fronton d’Auschwitz : « Le travail rend libre ».

 

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« La novlangue, en supprimant des mots et en les contractant, rend abstraite la réalité qu’ils décrivaient et détruit la pensée qui les sous-tendaient. »

 

Négationnisme et forclusion

 

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La différence avec la terreur despotique qui doit être publique pour pouvoir obtenir la soumission des hommes, est que la terreur totalitaire est cachée. Les nazis se sont emparés de la formule « nuit et brouillard »(expression d’Alberich, roi des Nibelungs, dans L’Or du Rhin de Richard Wagner) pour désigner la disparition sans traces des victimes des camps d’extermination. Dans son discours aux officiers SS du 6 octobre 1943, à Poznan, Heinrich Himmler affirme que la page des camps qu’ils viennent d’écrire est glorieuse mais qu’elle n’a pas été écrite et qu’elle ne le sera jamais.

 

Le totalitarisme est également un régime de « forclusion ». Il s’agit d’un terme inventé par le psychanalyste Jacques Lacan : si le refoulement se contente de repousser une réalité insupportable, la forclusion imagine de façon quasi-hallucinatoire son absence. En effet, le régime ne se contente pas de nier ses crimes mais nie que ses victimes aient jamais pu exister. Il nie l’existence rétrospective des victimes. En détruisant toute trace de leurs victimes, les bourreaux effaçaient également le souvenir de leur existence. On peut parler de crime métaphysique. Hitler voulait créer un jardin d’enfants sur les ruines d’Auschwitz lorsque le monde serait « pur de Juifs », afin que plus personne ne sache qu’ils avaient existé. En Union soviétique, ce désir d’inexistence rétrospective s’illustra dans le remodelage des photographies.

 

« Le totalitarisme ne se contente pas de nier ses crimes mais nie que ses victimes aient jamais pu exister. Il nie l’existence rétrospective des victimes. »

 

Le roman de George Orwell accorde une importance considérable à la question du temps car il représente un enjeu aux yeux du pouvoir. Maîtriser le temps, c’est assurer sa domination sur les citoyens en régissant tous les instants de leur vie. La maîtrise du temps par le Parti passe notamment par la réécriture incessante du passé à des fins de propagande. Les individus se trouvent ainsi dépossédés de toute appréhension personnelle du temps : non seulement ils ne décident pas de la façon de l’occuper, mais ils ne peuvent pas non plus se repérer dans l’histoire, puisque celle-ci fait l’objet de falsifications. Ils sont donc livrés, pieds et poings liés, à la structure du temps imposée par le Parti de façon autoritaire.

 

Contrairement aux eutopies, et à certaines contre-utopies comme Le Meilleur des mondes, qui prétendent assurer le bonheur des citoyens, dans 1984, « Le Parti recherche le pouvoir pour le pouvoir, exclusivement pour le pouvoir. Le bien des autres ne l’intéresse pas. Il ne recherche ni la richesse, ni le luxe, ni une longue vie, ni le bonheur. Il ne recherche que le pouvoir. Le pur pouvoir. » Un pouvoir défini de la façon suivante : « Le pouvoir est d’infliger des souffrances et des humiliations. Le pouvoir est de déchirer l’esprit humain en morceaux que l’on rassemble ensuite en de nouvelles formes que l’on a choisies. Commencez-vous à voir quelle sorte de monde nous créons ? C’est exactement l’opposé des stupides théories hédonistes qu’avaient imaginées les anciens réformateurs. Un monde de crainte, de trahison, de tourment. Un monde d’écraseurs et d’écrasés, un monde qui, au fur et à mesure qu’il s’affirmera deviendra plus impitoyable. Le progrès dans notre monde sera le progrès vers plus de souffrance. L’ancienne civilisation prétendait être fondée sur l’amour et la justice. La nôtre est fondée sur la haine. Dans notre monde, il n’y aura pas d’autres émotions que la crainte, la rage, le triomphe et l’humiliation. Nous détruirons tout le reste, tout. » Ainsi, le bourreau assénant à sa victime pétrifiée : « Si vous désirez une image de l’avenir, imaginez une botte piétinant un visage humain… éternellement. », traduit le véritable but du Parti qui est la soif insatiable de pouvoir total sur tout être humain existant.

 

« Le Parti recherche le pouvoir pour le pouvoir, exclusivement pour le pouvoir. Le bien des autres ne l’intéresse pas. Il ne recherche ni la richesse, ni le luxe, ni une longue vie, ni le bonheur. Il ne recherche que le pouvoir. Le pur pouvoir. » George Orwell, 1984

 

Négationnisme et forclusion,Christian Godin,Propagande, technique moderne et manipulation du langage,Nihilisme et négation de l’altérité,L’impérialisme exponentiel,Hannah Arendt,Violence systématique et terreur omniprésente,le comptoir,sylvain métafiot,trois visions totalitaires,lecture croisée,orwell,huxley,zamiatine,1984, Le Meilleur des mondes, Nous autres, URSS, nazi,utopies, dystopies, contre-utopies,Etat, Révolution,panoptique,totalitarisme,Idéologie du parti unique,Dans Le Meilleur des mondes, l’État mondial impose le bonheur à tous ses sujets grâce à l’abondance des biens renouvelables, la satisfaction des sens, la liberté sexuelle, la suppression de toute privation, de toute émotion, le soma euphorisant, etc. Les hommes sont donc heureux dans l’ordre matériel. Mais ils ont confondu ce bonheur avec les plaisirs, oublieux des contraintes internes de l’hypnopédie et des violences externes qui leur ont été faites par l’obligation de vivre en groupe, de sacrifier toute curiosité intellectuelle, tout intérêt pour la beauté. Ainsi, si le sexe est totalement libéré et encouragé, cet amour libre est un trompe-l’œil car cette prolixe et mécanique activité sexuelle n’a pour unique but que de se substituer à l’amour et aux sentiments. Le summum de ce bonheur collectif s’affirme dans la régression collective de la danse où l’on redevient « des embryons jumeaux bercés doucement […] sur les vagues d’un océan de pseudo-sang en flacon. » La manipulation est évidente et Huxley dévoile le but des chefs modernes qui affirment sans complexes : « on laisse leur libre jeu à un si grand nombre de vos impulsions naturelles, qu’il n’y a véritablement pas de tentations auxquelles il faille résister. » Mustapha Menier clame que l’homme ne peut ni ne veut être libre, trop heureux de s’en remettre à l’État pour décider de ce qui est bien pour lui : « l’indépendance n’a pas été faite pour l’homme, elle est un état antinaturel, elle peut suffire pour un moment, mais ne nous mène pas en sécurité jusqu’au bout… », « Tout l’ordre social serait bouleversé si les hommes se mettaient à faire les choses de leur propre initiative. »

 

Une note d’espoir repose cependant sur des individus d’exception, Bernard Marx notamment qui est pourtant employé du Centre d’Incubation et de Conditionnement. Le fait qu’il soit dissident, au cœur du système, est un des rares aspects optimistes du livre d’Huxley. Le cas de Lenina Crown est plus ambigu. On se souvient, enfin, du cri subversif de John le Sauvage, réclamant le droit d’être malheureux, le droit d’être un homme : « Mais je n’en veux pas du confort. Je veux Dieu, je veux de la poésie, je veux du danger véritable, je veux de la liberté, je veux de la bonté. Je veux du péché. » Certes, la fin est dure pour les hommes conscients : John le Sauvage se suicide, Bernard Marx et Helmholtz Watson sont exilés. Mais le suicide peut apparaître comme une ultime preuve de liberté et l’exil comme la preuve qu’une autre vie reste possible.

 

« Pourquoi parles-tu de la dernière révolution ? Il n’y a pas de dernière révolution,  le nombre des révolutions est infini. La dernière c’est pour les enfants : l’infini les effraie et il faut qu’ils dorment tranquillement la nuit… » Evguéni Zamiatine, Nous Autres

 

Sylvain Métafiot

 

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