vendredi, 18 décembre 2015
Pasolini : comment la culture a tué l'art
Pour Pier Paolo Pasolini, l'art n'était pas un mot doux susurré aux oreilles des bourgeois et ouvrant miraculeusement les vannes des fontaines à subventions. C'était une matière vivante, radicale et désespérée. Une pâte à modeler les désirs et les rêves issues de la triste réalité. Une exception fragile face au règne de la culture. Ou tout du moins de la nouvelle culture moderne.
En effet, dans l'Italie d'après-guerre, la culture humaniste (l'art) – celle qui mettait à l'honneur Dante et Léopardi, Rossini et Puccini – a laissé place à une culture plus en phase avec les préoccupations matérielles du moment, une culture tournée vers l'avenir électroménager et le divertissement télévisuel : la culture hédoniste de consommation. Une culture qui impose un tel impératif de jouir des biens matériels que Pasolini parle de « fascisme de la société de consommation », le « désastre des désastres ». Un désastre car cette révolution capitaliste impose aux hommes, quelle que soit leur classe sociale, de se couper des valeurs et des passions de l'ancien monde, comme il l'explique dans ses Lettres Luthériennes (1975) : « Elle exige que ces hommes vivent, du point de vue de la qualité de la vie, du comportement et des valeurs, dans un état, pour ainsi dire, d’impondérabilité – ce qui leur permet de privilégier, comme le seul acte existentiel possible, la consommation et la satisfaction de ses exigences hédonistes. »
Le nouveau pouvoir consumériste impose ainsi un conformisme en accord avec l'air du temps utilitariste : la morale, la poésie, la religion, la contemplation, ne sont plus compatibles avec l'impératif catégorique de jouir du temps présent. L'art qui se nourrit des passions humaines les plus tragiques et les plus violentes n'a plus sa place dans un monde soumis aux stéréotypes médiatiques et aux discours officiels. À quoi servent encore des livres qui transmettent une représentation d'un monde passé dans une société exclusivement tournée sur elle-même ?
Ainsi, si le mot « culture » avait encore un sens à cette époque-là (un sens dépréciatif on l'aura compris : les artistes appartenant au « monde d'avant ») il est aisé de constater qu'il ne désigne désormais qu'un objet de consommation parmi tant d'autres et dont l'inoffensive transgression subventionné de l'art contemporain est en l'emblème souverain. Une transformation due, en partie, à la volonté de l'intelligentsia de gauche de « désacraliser et de désentimentaliser la vie », se croyant la porte-drapeaux d'un antifascisme fantasmé alors qu'elle contribue à développer, selon la nouvelle logique conformiste, le véritable fascisme moderne, celui de la consommation irrépressible : « Venant des intellectuels progressistes, qui continuent à rabâcher les vieilles conceptions des Lumières, comme si elles étaient passées automatiquement dans les sciences humaines, la polémique contre la sacralité et les sentiments est inutile. Ou alors, elle est utile au pouvoir. »
Poète irréductible, cinéaste enragé, Pasolini s'est toujours élevé contre les normes oppressantes du vieux régime cléricale-fasciste, bouleversant les codes et les styles. Mais tout à son irrespect aux désuètes hiérarchies imposées par le pouvoir il est un des rares à avoir compris que le sacré (l'art), débarrassé de sa léthargie bourgeoise, possédait une aura de subversion scandaleuse. Que dans un monde spirituellement desséché et ricanant, il ne faut « pas craindre la sacralité et les sentiments, dont le laïcisme de la société de consommation a privé les hommes en les transformant en automates laids et stupides, adorateurs de fétiches. »
Dans la lutte cruelle, et pourtant vitale, de l'art contre la culture (le cinéma contre la télévision, le poète contre l'animateur, le théâtre contre les créatifs, l'érotisme contre la transparence, la transcendance contre le matérialisme) la voix de Pasolini, tranchant l'air vicié de la publicité et de la vulgarité, rejoint celle d'un autre grand cinéaste mécontemporain italien, Federico Fellini : « Je crois que l’art est la tentative la plus réussie d’inculquer à l’homme la nécessité d’avoir un sentiment religieux. »
Sylvain Métafiot
Article initialement publié sur le site Profession Spectacle
12:33 Publié dans Cinéma, Littérature, Politique | Tags : comment la culture a tué l'art, fascisme de la société de consommation, federico fellini, léthargie bourgeoise, lettres luthériennes, mécontemporain, millie brown, pier paolo pasolini, pouvoir consumériste, sacre, sentiment religieux, subversion, sylvain métafiot, gazettarium | Lien permanent | Commentaires (0)
dimanche, 25 janvier 2015
Pasolini : le chant de l’abyme
Article initialement publié sur Le Comptoir
« Scandaliser est un droit. Être scandalisé est un plaisir. Et le refus d’être scandalisé est une attitude moraliste. » Devant le journaliste français qui l’interroge, Pier Paolo Pasolini ne mâche pas ses mots. Il ne l’a jamais fait. Il vient de terminer Salo ou les 120 journées de Sodome. Le lendemain, il sera mort. C’est ainsi que débute le beau film qu’Abel Ferrara a consacré à cet homme qui paya de sa vie son droit sacré au blasphème moderne.
Rassurons d’emblée ceux que les biopics convenus lassent ou exaspèrent : le film de Ferrara n’a pas l’ambition, ni la volonté, d’embrasser toute la vie du poète italien de façon linéaire. Son récit se concentre sur les derniers jours de sa vie, comme si ces ultimes instants recelaient en eux-mêmes toute sa puissance tragique et artistique.
Alternant les scènes de vie familiale avec les interviews politiques, Ferrara s’aventure également, à la manière des récits en cascade des Mille et une nuits, dans le champ de l’imaginaire en illustrant son roman inachevé Pétrole et les premières esquisses du film Porno-Teo-Kolossal racontant le voyage d’Epifanio et de son serviteur Nunzio à travers l’Italie à la recherche du Paradis, guidés par une comète divine. Enchâssant la fiction dans la réalité (et même la fiction dans la fiction), Ferrara trace une ligne de vie viscérale entre Pasolini et ses œuvres : « Pasolini n’était pas un esthète, mais un avant-gardiste non inscrit, affirme Hervé Joubert-Laurencin. Il n’a pas vécu sa vie comme un art mais l’art comme une vie, il n’était pas "décadentiste" mais "réaliste", il n’a pas "esthétisé la politique" mais "politisé l’art". »
15:30 Publié dans Cinéma, Politique | Tags : le comptoir, abel ferrara, assassinat, écrits corsaires, blasphème, cinéma, contre la télévision, fascisme, hédonisme, italie, lettres luthériennes, nous sommes tous en danger, pétrole, pd, pier paolo pasolini, porno-teo-kolossal, ragazzi di vita, rome, salo ou les 120 journées de sodome, scandale, sylvain métafiot | Lien permanent | Commentaires (0)