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jeudi, 03 octobre 2013

62, année onirique

 


Le Joli Mai de Chris Marker et Pierre Lhomme ressort en salles dans une version restaurée, cinquante ans après sa réalisation, et nous conte un Paris fourmillant et éclectique, une capitale de lumière et d'ombre filmée avec amour et gourmandise. Comme un voyage ethnologique qui déraperait en fable on passe des rues populaires aux grands boulevards, des salles des fêtes aux banlieues toutes fraîches, d'un chat habillé à des amoureux timide en passant par les convives éméchés d'un mariage. On transite ainsi d'un personnage (d'une situation) à un autre avec malignité et élégance. C'est mai 1962 raconté par les Parisiens eux-mêmes, avec leur gouaille, leur joie, leur crainte, leur humanité. C'est Paris en paix, tranquillement observé, sans jugements ni précipitations mais avec une liberté de ton qui colle au plus près des visages et des paroles.

 

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C'est une caméra qui scrute les détails aux marges ou aux arrières plans, saisissant, là des mains qui s'agitent, ici une araignée qui se balade, ailleurs l'allée poisseuse d'un bidonville, ou encore l'air interrogateur des passants. Un regard véritablement décalé sur une époque politiquement convulsive dont l'intérêt est à la marge. Jean-Luc Godard et Anna Karina passent en voiture, nous lancent un regard. Et là, n'est-ce pas Alain Resnais ? La Nouvelle Vague déferle dans les salles obscures et redonne du souffle au cinéma de papa tandis que Marker et Lhomme prennent le pouls de la rue et donnent à voir le caractère d'une ville sous la forme d'un poème urbain.


62, année onirique, le Joli Mai, cinéma, film, documentaire, Sylvain Métafiot, Gazette, Mankpadere, Chris Marker,Pierre Lhomme, Paris, France,Les ricochets de l'histoire


Mai 62, c'est un esprit différent que celui que nous connaissons. C'est une époque où la population apporte son soutient aux cheminots grévistes. Contraste incroyable avec les aboiements accompagnants chaque grève actuelle comparée à une prise d'otage. La solidarité ne semblait pas un vain mot.

 

Ce sont deux ingénieurs conseils atypiques préconisant la semaine de trente heures dès à présent, ici et maintenant, grâce à la machine, sans attendre de supposés lendemains qui chantent. Mais les consciences sont crasses de préjugés économiques et sociaux : la libération du travail, cet esclavage moderne, attendra. Encore longtemps sans doute. C'est le début de la télévision dans les foyers, une nouvelle ouverture sur le monde via les informations d’État et les films de série B. La télé devant laquelle le vendeur de costume trouve son bonheur après une journée de travail harassante et les réprimandes de sa femme. Pasolini et sa lucidité tranchante n'avait pas encore dévoilé l'abrutissement des masses qu'engendrera ce nouvel objet du désir formaté, cette vulgarité inquisitoriale.

 

Ce sont les nouvelles cités HLM, émergeant des terres banlieusardes comme des champignons après un orage, promesses de vie meilleurs pour prolétaires à l'étroit, mensonges et aveuglements s'étreignant dans une même laideur architecturale. Deux architectes rêvent pourtant d'autre chose, d'arbres à tous les étages, d'enfants singes, de vie entre les murs. Ils ont déjà perdu. Les grands ensembles modernes de la Défense côtoient les bidonvilles du centre et la Beauté se tire une balle. C'est un prêtre ayant troqué la calotte pour le drapeau rouge évoquant son combat politique et social pour l'avènement d'une société communiste. Anticipation des furieuses années 70 et son cortège de mouvements sociaux révolutionnaires. De l'autre bord, deux jeunes commis aspirent à devenir patrons sous l’œil circonspect des vieux golden boys. À la fourmilière du CAC40 préférons celle des quartiers populaires, survivants dans les recoins étroits de la capitale.

 

62, année onirique, le Joli Mai, cinéma, film, documentaire, Sylvain Métafiot, Gazette, Mankpadere, Chris Marker,Pierre Lhomme, Paris, France,Le Joli Mai c'est l'intelligence d'un jeune d'origine algérienne de 19 ans, victime du racisme ambiant et de la brutalité policière, qui refuse la spirale de la haine. Et qui répond, philosophe, lorsqu'on lui demande s'il a la foi, « La foi en quoi ? La foi en l’amour ? ». Dieu n'est décidément pas à la fête. On l'aura compris, les vies minuscules ont autant de place que celles des grands hommes : on suit De Gaulle serrant quelques mains mais on s'attarde sur celles de cet étudiant dahoméen encore marqué par les affres de la colonisation.

 

La guerre d'Algérie se clôt sur les accord d'Evian, la tension politique à son comble, la guerre civile est dans toutes les têtes mais n'affleure pas dans les conversations. Les Français semblent avoir perdus leurs langues. Par honte ou par pudeur ? Les non-dits sont aussi légion que les policiers en patrouille. Lors du rassemblement en hommage aux victimes de l'attentat du métro Charonne, on entend des oiseaux place de la République. Le fait est rare, l'instant mémorable, l'image sublime.

Poème contemplatif


62, année onirique, le Joli Mai, cinéma, film, documentaire, Sylvain Métafiot, Gazette, Mankpadere, Chris Marker,Pierre Lhomme, Paris, France,L'œuvre fait songer au surréalisme pour son tableau tourmenté et foutraque des différents portraits et au situationnisme pour la critique de la déshumanisation urbaine. Mais Breton et Debord restent à la périphérie, la prose demeure humaniste. Et l'on pourrait se demander quelles seraient désormais les réponses aux mêmes questions posées par les deux explorateurs rêveurs ? Où tomberont les cailloux lancés à l'époque ? Pas très loin sans doute tant de murs ont été bâtis depuis. L'ombre plane sur la capitale.

 

Le spectre de Fantomas hante toujours le cimeterre de Montmartre, et, de la rue Mouffetard à la Bourse, distille une traînée d'inquiétude dans son passage. La beauté des images du film se mêle à la mélancolie des personnages. Pourquoi les Parisiens sont-ils si tristes et tourmentés en ce mois de mai 1962 ? La météo maussade n'y est pas pour grand chose. Yves Montand, sur la belle musique de Michel Legrand, donne la réponse : « Tant qu'il y aura de la misère nous ne serons pas riches. Tant qu'il y aura de la souffrance nous ne seront pas heureux. Tant qu'il y aura des prisons nous ne serons pas libres. »

Sylvain Métafiot


Article initialement paru dans La Gazette #26 de Mankpad'ère

 

Commentaires

 

"malignité et élégance", oui, bienveillance aussi sur tous et tout le temps. Même quand la caméra est un brin moqueuse ou qu'une distance s'installe entre les réalisateurs et les personnes filmées (ce bonhomme à la bourse non content qu'on interroge des gamins ou ceux qui se plaignent de la mollesse gouvernementale), le regard est toujours sincère, sans arrière pensée. Toujours bienveillant.

Tu parles de la grève, attention de ne pas idéaliser. Marker interroge aussi des mécontents qui se sentent probablement déjà "otages". Il fait surtout le choix de ne pas leur (ou lui, je ne sais plus) laisser le dernier mot et d'autres plus compréhensifs et solidaires prennent le relais.

Mai 62 était sacrément trouble et ce qui m'étonne c'est ce silence, ce tabou algérien que le film capture parfaitement, non-dit, gênes, regards détournés (des "amoureux timides", lui va quand même repartir en Afrique du Nord et préfère ne pas -ou ne sait pas- prendre parti)... Magnifique travail documentaire et devenu magnifique document historique.

 

Tout à fait : une bienveillance, parfois moqueuse, mais jamais méchante.
Une belle photographie, subjective, mais honnête, d'un Paris qui n'existe plus.

Cela fait également penser, d'une certaine manière, à la mélancolie de Guy Debord dans In Girum Imus Nocte et Consumimur Igni...

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