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mardi, 23 mars 2021

Vincent Roussel : « L’œuvre de Bertrand Blier est frappée d’oubli et d’indifférence. »

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Qui connaît encore Bertrand Blier ? Ce nom évoque-t-il un panel d’images chez les moins de trente ans ? Les répliques des Valseuses ou de Tenue de Soirée sont-elles audibles dans les foyers biberonnés au streaming ? Conjurer l’oubli qui guette le cinéaste octogénaire (ainsi que les visions réductrices qui lui sont associés) c’est un des objectifs que s’est fixé le critique de cinéma Vincent Roussel à travers la monographie qu’il lui consacre : « Bertrand Blier, cruelle beauté » (Marest éditeur, 2020). Remontant le fil de ses souvenirs personnels, il ragaillardit – film par film, et avec chaleur mais sans flagornerie – un cinéma en guerre contre le conformisme et les conventions bourgeoises, aux saillies truculentes et dont les bourrasques provocatrices cachent bien souvent des cœurs fragiles empreints d’angoisse et de tendresse.

Le Comptoir : On réduit souvent ses films aux dialogues savoureux et à l’outrance rabelaisienne. Pourtant, dès son premier film, Hitler, connais pas (1963), Blier joue avec le montage pour donner l’illusion d’une interaction entre les jeunes gens qui sont interviewés séparément. Le spectacle est-il toujours la fonction première de sa mise en scène ? Comment évolue-t-elle au fil des ans ?

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Pourtant, on perçoit dans ses œuvres précédentes un style qui n’appartient qu’à lui : un goût pour les ellipses qui dynamisent le récit, une manière d’enfermer les personnages dans un cadre rigide (baies vitrées, grilles…) et de jouer sur la présence inquiétante du hors-champ (dans Buffet froid, par exemple). À partir de Trop belle pour toi (1989), ses mises en scène deviennent de plus en plus morcelées, elliptiques et déconcertantes (glissements oniriques, film dans le film, télescopages spatio-temporels…). Mais elles participent toujours, à mon sens, d’une volonté de ne pas se cantonner à une simple illustration de scénarios très écrits.

 

« Blier déteste avant tout le conformisme et l’ennui. »


Blier a travaillé au scénario de Laisse aller… c’est une valse ! De Georges Lautner (1970), et il fut souvent comparé à Clouzot, Godard, Guitry, Carné ou Buñuel. Mais quelles étaient, pour lui, ses grandes références cinématographiques ?

En dépit d’une indéniable culture cinématographique, Blier ne se considère pas comme cinéphile. Et il est assez difficile de voir dans ses œuvres des références à d’autres films. La seule fois où il a exigé que son équipe regarde un film, c’est sur le tournage de Beau-père et il s’agissait du classique de Minnelli Comme un torrent (1958). Peut-être pour retrouver une certaine « qualité de tristesse » (comme dirait l’écrivain Jérôme Leroy)…

 

Quand on l’interroge sur ses goûts, Blier cite généralement des cinéastes possédant un univers singulier et un style très marqué : Welles, Bergman, Godard, Kubrick, Fellini… Mais à mon avis, et même si leur approche du cinéma est très différente, celui qui l’a le plus marqué reste Luis Buñuel.

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Blier entretient un rapport paradoxal avec la France : son cinéma s’inscrit dans la veine de la gouaille truculente et populaire mais il déteste le Français moyen, beauf et raciste ; ses récits prennent pied dans un cadre réaliste malgré son refus du naturalisme et ses incursions dans l’onirisme. Comment expliquez-vous ces tiraillements ?

Plus que le « Français moyen, beauf et raciste », je crois que Blier déteste avant tout le conformisme et l’ennui. De par ses origines, il reste profondément attaché à une certaine tradition française : le goût des mots, des grands acteurs et des seconds rôles pittoresques, une certaine verve anarchisante et rabelaisienne… Mais il lutte également contre ce que cette tradition peut avoir de sclérosant, d’étouffant…Cela se traduit à la fois dans le propos de ses films (ses personnages sont souvent des marginaux, les situations amoureuses sont toujours insolites…) mais également dans une forme qui cherche constamment à briser le carcan du récit bouclé.

L’affirmation de Depardieu dans Buffet Froid (1979), « La vie est une prison », n’est-elle pas emblématique de la détestation de Blier pour le conformisme social autant que pour l’uniformité déshumanisante des villes ? Ne touche-t-on pas là au fameux « cauchemar français » décrit par Pascal Bonitzer dans la critique de Notre Histoire (1984) ?

Si, c’est effectivement un exemple frappant même s’il y en a beaucoup d’autres : la cavale incessante des deux lascars des Valseuses ou du trio de Tenue de soirée (1986), les pavillons tous identiques de Notre histoire où tous les personnages semblent englués dans des existences similaires…Dans ses premiers films, Blier filme souvent ses personnages derrière des vitres, donnant à la fois la sensation d’une claustration dans un bocal et cette inquiétante impression qu’ils sont en permanence à la merci d’un regard extérieur situé hors-champ.

 

« Avec Depardieu, Blier a trouvé le corps parfait pour figurer ce désarroi masculin qui reste l’une des grandes constantes de son cinéma. »

 

C’est d’ailleurs le sujet de son premier film de fiction Si j’étais un espion (1967) et on retrouve ce motif très régulièrement, dans Buffet froidBeau-pèreLa Femme de mon pote (avec cet immense chalet tout en baies vitrées), Notre histoire (où un groupe de quidams suit constamment Robert Avranches, le personnage paumé incarné par Delon) ou encore Merci la vie (1991). Le « cauchemar français », c’est peut-être aussi ça : suivre un chemin tout tracé et devoir vivre constamment sous le regard des autres.

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S’il est moins politique que celui de Costa-Gavras, Yves Boisset ou Claude Chabrol, peut-on dire que le cinéma de Blier fait l’impasse sur la critique des rapports sociaux en France, voire d’une certaine vision de la lutte des classes ?

Disons que lorsque Blier aborde frontalement des thématiques « sociales », je le trouve un peu moins bon (je pense en particulier à Un, deux, trois, soleil). À mon sens, c’est moins les rapports sociaux qui l’intéressent que le conflit entre la norme et la marge. En se mettant du côté de personnages adoptant des conduites marginales, il questionne à sa manière la société française et ses tabous. Tabous amoureux avec la remise en cause du couple traditionnel (on ne compte plus les trios amoureux chez Blier) mais aussi la possibilité de vivre une histoire passionnelle avec quelqu’un du même sexe (Tenue de soirée) ou de beaucoup plus jeune (Préparez vos mouchoirs, Beau-père).

 

La dimension « politique » de son cinéma réside dans cette manière qu’ont les personnages de vivre comme ils l’entendent, ce qui permet au cinéaste de fustiger un certain conformisme bourgeois (Trop belle pour toi) et les conventions sociales.

On a souvent accusé Blier de misogynie, d’enfermer ses personnages féminins dans des rôles de maman ou de putain, d’illustrer une guerre des sexes asymétrique où les hommes auraient le beau rôle. Ces critiques sont-elles fondées selon vous ?

Si on s’en tient uniquement à certaines scènes décontextualisées du cadre du récit, la critique ne semble pas aberrante. Mais mon propos est justement de montrer que Blier, par sa mise en scène, contredit ce qu’affirment ses personnages masculins et qu’ils portent un regard critique sur leurs actes. Sa réputation de misogyne nait avec Les Valseuses or, à bien regarder le film, on constate que les deux petits voyous phallocrates sont constamment ridiculisés et montrés pour ce qu’ils sont vraiment : deux gamins immatures qui recherchent une mère (la séquence plus grave avec Jeanne Moreau est, à ce titre, parfaitement éloquente).

 

« Lorsque les femmes ne sont plus là, les personnages masculins sont totalement paumés. »

 

Il y a constamment ce mouvement dialectique chez Blier entre ce que prétendent être ses personnages masculins et ce qu’ils sont vraiment. Même Calmos, perçu comme une farce abominablement misogyne, montre davantage le ridicule des hommes. Le cinéaste inverse les stéréotypes (ce sont les femmes qui sont obsédées par le sexe et qui deviennent adeptes du pas de l’oie et d’un répugnant militarisme) pour justement fustiger cette masculinité gueularde. S’il y a une critique envers les mouvements féministes dans Calmos, c’est surtout de cette tendance (selon lui) qu’ils auraient à vouloir que les femmes remplacent les hommes en adoptant tous leurs travers (goût pour le pouvoir, conformisme…). Car si, à mon sens, il n’y a pas de misogynie chez Blier, il n’est pas non plus dans une optique d’indifférenciation comme nous la vante une certaine modernité…

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« Derrière les fanfaronnades, une virilité exhibée de façon grotesque, Jean-Claude et Pierrot peine à masquer leur profonde immaturité et leur désarroi. » écrivez-vous à propos des Valseuses (1974). On pourrait en dire autant des autres personnages masculins : de grands enfants hâbleurs mais fragiles, vantards mais lâches…

Oui, c’est d’autant plus frappant dans ses premiers films : Jean-Claude et Pierrot dans Les Valseuses sont incapables de faire jouir Marie-Ange alors qu’un jeune homme timide, doux et attentionné y parvient ; Raoul et Stéphane sont incapables de devenir père dans Préparez vos mouchoirs (1978) et se font déborder par un adolescent précoce… Lorsque les femmes ne sont plus là, les personnages masculins sont totalement paumés.

 

Si Depardieu reste l’acteur fétiche de Blier, c’est qu’il incarne à merveille cette dualité entre une certaine posture virile un peu ridicule et une fragilité, une délicatesse à fleur de peau… Avec lui, Blier a trouvé le corps parfait pour figurer ce désarroi masculin qui reste l’une des grandes constantes de son cinéma.

On se souvient du beau monologue de Jean-Pierre Darroussin, dans Combien tu m’aimes ?, expliquant que « le plus bel amour qui puisse exister consiste sans doute à tenir la main de l’être aimé au moment où il trépasse ». Chemin faisant, Blier a-t-il assagi sa vision du sentiment amoureux en général et du couple en particulier ?

Il me semble. Jusqu’à Trop belle pour toi, le couple est une prison (c’est d’ailleurs ce que dit Depardieu à sa femme Carole Bouquet dans le film). À partir de Merci la vie, l’optique change un peu. Dans les trois films qu’il a tournés avec Anouk Grinberg, il y a une tension entre l’amour passionnel – vu comme seul moyen d’échapper aux carcans des conventions sociales et aux destins tout tracés – et une vision de la famille moins rédhibitoire.

 

Et dans ses dernières œuvres, il y a effectivement un côté beaucoup plus apaisé, comme si les grandes orgues de la passion pouvaient désormais laisser place au désir de finir ses jours au côté de l’être aimé, même si cet amour paraît plus banal. Blier, dans ces cas-là, filme de très belle manière des personnages a priori invisibles (la domestique incarnée sublimement par Anne Alvaro dans Le Bruit des glaçons, son épouse Farida Radouaj dans Combien tu m’aimes ?) à qui il redonne toute leur dignité.

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Deux écueils me semblent menacer le cinéma de Blier : d’un côté, celui de la transformation de ses œuvres en « films cultes », réduit à des extraits sur Youtube détachés de la cohérence de l’ensemble ; de l’autre, celui d’un révisionnisme militant qui juge exclusivement ses films à l’aune de l’idéologie progressiste actuelle.

C’est surtout l’oubli et l’indifférence qui semblent frapper l’œuvre de Blier qui m’ont donné envie de me replonger dedans. Est-ce parce qu’il est réduit à quelques « scènes cultes » (en particulier grâce aux Valseuses mais également à Calmos qui a regagné en visibilité ces dernières années) ? Je ne sais pas. De la même manière qu’il me semble un peu exagéré de dire que son œuvre a souffert du « révisionnisme militant » dans la mesure où il est rarement cité chez les adeptes de cette approche idéologique. Si l’on excepte une baisse (réelle mais pas autant qu’on veut bien le dire) de la qualité de ses œuvres plus récentes, je pense que Blier souffre surtout de n’avoir plus sa place dans un paysage du cinéma français qui a radicalement évolué.

 

Le cinéaste s’est toujours appuyé sur des vedettes (Depardieu, Delon, Dewaere, Huppert, Miou-Miou, Coluche…) qui, à l’époque, pouvaient drainer des spectateurs dans les salles. Un équilibre était possible entre un cinéma populaire porté par de grands noms et un vrai regard d’auteur ambitieux. Trop belle pour toi a beau être un film complexe et riche formellement, il attire plus de deux millions de spectateurs. Par ailleurs, Blier est célébré par la profession (cinq Césars) et par la critique.

 

Par la suite, le vedettariat à la française perd son pouvoir d’attraction (c’est ce que montre de façon assez étonnante ce grand film de fantômes qu’est Les Acteurs). Blier perd le public et la critique ne le suit plus, lui reprochant son côté trop théâtral, ses procédés (la distanciation, les formules à l’emporte-pièce…). Du coup, une sorte de fossé s’est creusé des deux côtés et Blier, qui incarna à sa façon le « cinéma du milieu » qu’appelait de ses vœux Pascale Ferran (un cinéma d’auteur à la fois ambitieux mais populaire), se retrouve marginalisé et un peu oublié.

 

« Blier souffre de n’avoir plus sa place dans un paysage du cinéma français qui a radicalement évolué. »

Finalement, s’il ne fallait garder qu’un seul film de Bertrand Blier, pour vous lequel serait-ce ?

Je ne vais pas être très original puisque je citerais volontiers Buffet froid et Trop belle pour toi qui me paraissent être ses films les plus parfaits. Mais il serait dommage d’évincer Les Valseuses (film fondateur pour moi), la roborative énergie de Tenue de soirée ou ces pépites que sont Préparez vos mouchoirs et Notre histoire

 

Sylvain Métafiot

 

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Article initialement publié sur Le Comptoir

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