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lundi, 27 février 2017

Al-Jâhiz, le prince de la sensualité

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Article initialement paru dans le Gazettarium papier #3

 

Difficile d'échapper au cliché de l'érotisme dans la littérature arabe et pourtant – outre l'image d’Épinal (incomplète mais pas dénuée de vérité) d'une Shéhérazade lascive mêlant sexe et contes pour sauver sa vie – les paroles du délectable Al-Jâhiz, contenues dans son opuscule Éphèbes et Courtisanes (Kitab Moufâkharat al Jawârî wal Ghilmân), nous font toucher d'un doigt frémissant un des plus admirables pan de la littérature érotique orientale. Nous ouvrant les portes de son palais, il nous invite à le suivre.

 

Al-Jâhiz (الجاحظ), de son vrai nom ’Abu 'Uthmân 'Amrû ibn Baḥr Mahbûn al-Kinânî al-Lîthî al-Baṣrî, est né à Baçra (sud de l’actuel Irak) vers 776 (160 de l'Hégire) dans une famille pauvre (son grand-père était un esclave africain d'Abyssinie). Il est mort dans la même ville en 868 ou 869, à l'âge vénérable de quatre-vingt quinze ans, écrasé par sa bibliothèque. Écrivain prolifique, maniant la dérision et l'humour avec grâce, on lui doit quelque deux cent cinquante écrits dont une cinquantaine nous sont parvenus. Ils sont constitués d’épîtres et de quelques œuvres plus importantes sur les sujets les plus divers : la zoologie, la poésie, la notion de secret, l’éloquence, la lexicographie,… Son Livre des animaux, inspiré de l’Histoire des animaux d’Aristote est une véritable encyclopédie des savoirs. Quant à son Livre des avares il constitue une défense des Arabes en arguant de leur générosité ancestrale et de leur amour du prochain. Par ailleurs, comme le note Malek Chebel, « Jâhiz est demeuré arabophone à un moment où le snobisme régnant dans les milieux érudits voulait que l'on fût aussi persophone. »


Adepte du mutazilisme (doctrine islamique qui fait appel à la raison comme source de connaissance religieuse), dont il est un des plus éminents représentants, il soutint dans des écrits au ton irrévérencieux et pleins de verve la politique d'Al-Ma'moûn (783-833), un des grands califes 'abbassides, dont le règne fut caractérisé par un foisonnement intellectuel exceptionnel. Rationaliste, Jâhiz s'est néanmoins toujours gardé de l'hérétisme et de l'athéisme. Ce serait un contre-sens que d'en faire un anticlérical. Mais en participant à la mise en place de ce mouvement, il se prémunit également du conformisme et de l'angélisme.

 

Le mutazilisme, la libre pensée islamique


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Le mutazilisme est un humanisme, l’un des premiers à être apparu : il donne à la raison (qui est une faculté de penser) et à la liberté (qui est la faculté d’agir) humaines une place et une importance non seulement inconnues dans les autres tendances de l’Islam mais même dans la plupart des courants philosophiques et religieux. Contre le fatalisme (« mektoub ! » C’était écrit !), qui fut la tendance dominante en islam, le mutazilisme affirme que l’être humain est responsable de ses actes. Contre la doctrine coranique d’une foi qui suffit seule à sauver, le mutazilisme affirme que le fidèle qui est en état de péché tient le milieu entre la foi et l’infidélité.

 

L’Islam des premiers siècles a cultivé aussi bien la plus haute et la plus subtile spéculation philosophique que la plus attentive des recherches empiriques. L’encyclopédisme arabe joua un rôle historique considérable en intégrant une bonne partie de la culture grecque et en la transmettant à l’Europe chrétienne. Ali Ibn Abi Tâlib (VIIe siècle), le gendre du Prophète n'a-t-il pas affirmé que « la science est infinie. De chaque chose apprenez le meilleur. » ? Et que « les cœurs se lassent au même titre que les corps, inclinez-les donc vers les curiosités de la sagesse » ?


Les Arabes utilisent volontiers deux images pour désigner leur entreprise encyclopédique : celle du collier et celle du jardin. La métaphore du collier renvoie à l’idée de liaison entre les sciences ainsi qu’à celle du cercle. Comme les perles qu’un fil relie, les parties du savoir sont liées entre elles et, comme dans un collier, la première perle peut être aussi la dernière, le commencement du savoir coïncide avec sa fin. Dans Le Collier unique du poète andalou Ibn Abd Rabbih (860-940), les vingt-cinq chapitres portent le nom de pierres précieuses. L’encyclopédie est aussi conçue comme un jardin des sciences. De la même façon que le jardin, avec ses plantes, son ordonnance et ses fontaines, représente en miniature l’univers entier, l’encyclopédie est la mise en ordre par les mots de cet univers.
Et Dieu sait qu'Al-Jâhiz, avec son savoir encyclopédique et sa soif de connaissance intarissable, a su observer et peindre la société arabe comme aucun avant lui. Notamment en examinant, de ses « yeux protubérants », la sexualité de ses semblables.

 

Une épître qui célèbre l'amour sensuel


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Constitué sous la forme d'un dialogue, Éphèbes et Courtisanes voit donc se confronter deux orateurs éloquents, argumentant sur leurs préférences respectives des éphèbes et des courtisanes, vantant ici leur beauté et leur sensualité ou charriant là leur égoïsme et leur frigidité, tout en s'appuyant sur le Qoran, le hadith, les Compagnons du Prophète et les saints de l'Islam. Ainsi, l'amant des éphèbes affirme que dès qu'une femme devient la compagne d'un homme, « elle précipite sa vieillesse, étouffe son énergie, embrunit sa mine, et sa pisse devient abondante. » Piège tendu par Satan, les femmes vident les bourses des riches et exigent des fortunes des miséreux. Le Prophète a dit : « Après ma mort, la tentation la plus nocive que connaîtront les hommes, ce seront les femmes ! » Pourtant, réplique l'amant des courtisanes, le Prophète a connu et épousé de nombreuses femmes. Et il a tenu les propos suivants : « Mariez-vous en désirant avoir des enfants, car ils sont les fruits du cœur ; et méfiez-vous des vieilles stériles. » Et l'autre de renchérir sur la douceur des jeunes hommes et l'abondance de leur sève. Certes, répond son duelliste, les castrats ont la peau douce, la silhouette agréable et procurent force jouissances. Mais les femmes, dont les poètes ont chanté les vertus jusque dans la tombe, ont la chance de ne pas supporter le port de la barbe, nanties du charme limpide et naturel de leur visage.

 

À ce propos, terminons notre promenade en compagnie d'Al-Jâhiz par une anecdote fantaisiste pour le moins... poilante : « Ishaq al-Mawçili a dit : "J'ai regardé un jeune androgyne, qui avait un très beau visage, mais en s'épilant la barbe, il l'avait abîmé." Je lui demandai : "Pourquoi as-tu fait cela, tu sais que la beauté des hommes c'est leur barbe ?" Il me dit : "Par Dieu, Abou Mohammed, es-tu content d'avoir des poils dans le cul ?" Je lui répondis : "Par Dieu, non !" Il me dit : "Tu n'es pas juste avec moi ! Tu détestes avoir quelque chose dans le derrière et tu m'enjoins de le garder sur le visage !" »

 

Sylvain Métafiot

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