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lundi, 01 février 2016

Sacco et Vanzetti : l’anarchie au banc des accusés

 

Article initialement publié sur Le Comptoir

 

En 1920 eut lieu aux États-Unis un procès retentissant, celui de deux anarchistes d’origine italienne suspectés d’avoir commis un braquage et tué deux personnes : Nicola Sacco et Bartolomeo Vanzetti. Un siècle plus tard, leur culpabilité est toujours sujette à controverse. De cette célèbre affaire judiciaire – considérée, selon l’historien Howard Zinn, comme « l’un des événements les plus dramatiques de l’histoire américaine » –, le réalisateur Giuliano Montaldo a tiré un beau film, amer et révolté, ayant bénéficié d’une ressortie en salle en version restaurée l’année dernière.

 

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Réussissant à s’échapper lors de la rafle, Sacco et Vanzetti finissent par se faire arrêter quelques jours plus tard, alors qu’ils voyagent dans un tramway de nuit. Trouvant des armes sur eux ainsi que des tracts anarchistes, le commissaire établit, sans ciller, le lien avec le braquage survenu quelques semaines plus tôt : la nécessité de financer leurs supposés attentats les conduirait au vol. Les deux hommes sont alors inculpés, sans preuve, de double homicide et de hold-up.


Une affaire montée de toutes pièces

 

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Néanmoins, le procureur Frederick Katzmann, sûr de son bon droit, n’hésite pas à traiter les témoins de la défense de misérables, de va-nu-pieds, de barbares, de lie de la nation. Les immigrés italiens ne sont pas dignes de confiance, contrairement aux témoins américains, leurs témoignages ne sont donc pas recevables : tels sont les arguments du procureur. Un subtil mélange de racisme envers les étrangers et de dégoût pour le bas peuple. Au grand dam des accusés, le procès se politise, laissant de côté l’enquête criminelle : n’ayant pas de preuve directe de leur culpabilité, l’accusation met l’accent sur leur passé d’anarchistes, d’immigrés et de déserteurs. Il y a bel et bien une volonté politique tenace – représentée par la coalition du ministre de la Justice, du juge, du procureur et des policiers – d’envoyer ces “sauvages rouges” brûler sur la chaise électrique.

 

Ainsi, malgré la défense acharnée de leur avocat Fred Moore (ardent spécialiste des procès politiques) et le soutien de leurs proches réunis en un comité de défense, les deux hommes, jusque-là dépourvus de casiers judiciaires, sont condamnés à mort. Une condamnation non pas pour meurtre mais bien pour leur origine, leur condition sociale et leurs idées politiques subversives.

 

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Le miroir des luttes à travers le temps

 

Au cœur d’un climat social étouffant marqué par de nombreux attentats à la bombe, le procès des deux anarchistes se déroule dans une ambiance d’hystérie anti-communiste : des manifestants accueillent les deux prisonniers à coups de « tueurs rouges ! », « l’Amérique aux Américains ! » et autres « traîtres d’immigrants ! »Vingt ans avant le maccarthysme, l’époque pue déjà la xénophobie, le nationalisme et la “peur rouge”. La révolution d’Octobre n’a que trois ans et la population vit sous la crainte du “virus communiste”. Conséquences de cette paranoïa généralisée, les rafles du ministre de la Justice, Mitchell Palmer, sont fréquentes chez les ouvriers, les immigrants et les militants politiques sous couvert de “sécurité nationale”.

 

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Deux hommes, deux parcours

 

L’autre particularité du film de Montaldo, malgré une mise en scène parfois trop didactique, est de montrer nettement le contraste de tempérament entre les deux hommes, à la fois complémentaires et antagonistes. Nicola Sacco, né en 1891 dans un village d’Italie du Sud, émigre aux États-Unis en 1908 ; ouvrier-cordonnier à Boston, il se rend au Mexique en 1917 pour éviter la mobilisation. D’abord républicain, Sacco devient socialiste, puis anarchiste militant. Interprété tout en colère sourde par Riccardo Cucciolla, Sacco est à la fois craintif et accablé par la situation, n’arrivant pas à maîtriser sa fougue. Il ne veut pas devenir un martyr politique, il sait qu’il n’y a plus aucun espoir et devient presque fou en prison. Son regard est plein d’amertume et de tristesse : l’éloignement définitif de sa femme et de son fils l’empêche de croire encore au combat.

 

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Lutte des classes et injustice sociale

 

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Dans le même temps, des manifestations de plusieurs milliers de personnes eurent lieu dans tout le pays et en Europe (sauf dans l’Italie fasciste, bien que Benito Mussolini en personne prit leur défense !) pour réclamer la libération des deux Italiens. Les journaux firent également leurs unes de ce procès, considéré comme une honte pour les États-Unis. La dernière chance de les sauver de la chaise électrique fut de demander la grâce du gouverneur du Massachusetts, Alvin Fuller. Celui-ci reçut une pétition signée par plus de 470 000 personnes, une requête émanant de la totalité des universités américaines, et 17 000 lettres et télégrammes. Mais rien n’y a fait : les deux hommes ont été légalement assassinés le 22 août 1927 à la prison de Charlestown, après six ans de détention.

 

Le 23 août 1977, après avoir visionné le film et rencontré le réalisateur, le gouverneur du Massachusetts Michael Dukakis absout Sacco et Vanzetti, les réhabilite officiellement, déclarant que « tous les déshonneurs [doivent] être enlevés de leurs noms pour toujours ». Entre-temps, Franklin Roosevelt aura affirmé que cette affaire avait constitué « le délit le plus atroce commis en ce siècle par la justice ».

 

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Quelques instants avant leur exécution, alors que le film se pare d’un pudique noir et blanc, Nicola Sacco écrit une dernière lettre à son fils : « Mon cher fils, j’ai rêvé de vous jour et nuit. Je ne savais plus si j’étais vivant ou mort. J’aurais voulu vous revoir, toi et ta maman. Pardonne-moi, mon enfant, pour cette mort injuste qui te prive si jeune d’un père. Ils peuvent brûler nos corps, mais pas détruire nos idées. Elles appartiennent aux jeunes, aux jeunes comme toi. N’oublie pas, mon fils, de partager avec les autres, la joie de tes jeux d’enfant. Essaie de comprendre ton prochain avec humilité, aide les faibles, ceux qui souffrent, les persécutés, les opprimés. Ce sont tes meilleurs amis. » Cette lettre, contrairement à l’ultime plaidoyer de Vanzetti, est fictive mais cela aura été la moindre des qualités du film de Giuliano Montaldo que de recréer la vérité de ce procès inique et de réhabiliter le courage de ces deux hommes.

 

Sylvain Métafiot

 

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