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jeudi, 14 novembre 2013

Natacha Vas-Deyres : « Derrière la science-fiction française, il y a une réflexion politique »

 

Article initialement paru sur RAGEMAG

 

Cloud Atlas, Elysium, Pacific Rim, Oblivion, After Earth : la science-fiction a fait son grand retour dans les salles obscures entre la fin de l’année 2012 et la première moitié de 2013. La qualité des productions varie, mais l’engouement d’Hollywood est bien présent. En France ? En France, pas grand-chose. Et pourtant, science-fiction, utopie, contre-utopie ou dystopie ont une longue histoire de ce côté-là de l’Atlantique, cantonnée la plupart du temps, faute de moyens ou d’ambition, à la littérature. Natacha Vas-Deyres est professeur de littérature générale à l’université Bordeaux 3 et spécialiste de la littérature utopique et de la science-fiction. Pour comprendre ce pan fondamental de la culture, nous l’avons interrogée sur l’importance de la création française sur la scène science-fictive internationale et sur les différences intrinsèques entre les critiques formulées par les auteurs français et anglophones.

 

Le genre post-apocalyptique, sous-genre de la science-fiction, trouve ses racines dans la littérature française avec La Planète des Singes de Pierre Boule et Malevil de Robert Merle. Quelle est la place de la veine française dans l’essor de cette thématique devenue centrale dans la culture ?

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Dans La fin d’Illa, c’est vraiment l’explosion de ce qu’il appelle la « Pierre Zéro », une arme cataclysmique qui a détruit une civilisation très ancienne. Dans les années 1920, on la retrouve sur Terre et, malencontreusement, la bonne du scientifique qui la retrouve appuie sur un bouton sans savoir ce qu’est la Pierre Zéro et tout explose.

 

En 1937, vous avez aussi Quinzinzinzili de Régis Messac où ce sont des bombes à base de gaz hilarant. L’histoire se passe en 1934 : l’auteur anticipe sur la marche à la guerre qui va conduire à la Seconde Guerre mondiale et anticipe bien sûr sur ce qu’il s’est passé dans le Pacifique. Toute la population est détruite sauf un groupe d’enfants avec un adulte. Ce groupe va littéralement sombrer dans la barbarie : on est dans la régression totale. Le post-apocalyptique est donc bien né en France dans les années 1920.

 

Et c’est un constat mondial ou il est apparu ailleurs en même temps ou avant ?

C’est plus complexe aux États-Unis. En France, on a déjà un regard négatif sur la science, d’abord parce qu’on a subi la Première Guerre mondiale dans laquelle les armes chimiques ont joué un rôle prépondérant. On a déjà un regard méfiant sur la science. Aux États-Unis, il n’y a pas eu la guerre et on a une confiance absolue dans le progrès scientifique, technologique et dans le développement du nucléaire. Les Américains sont les premiers d’ailleurs qui ont créé l’arme nucléaire. Ils n’avaient pas cette méfiance-là et donc la science est très bien perçue dans la science-fiction américaine dans les années 1920. Il y avait une confiance, ce n’est pas du tout le même contexte.

 

D’ailleurs, quelles influences ont eu des auteurs utopiques français comme Cyrano, Mercier, Fourrier, etc., sur les utopies littéraires anglaises et américaines ?

Difficile de répondre ! On ne sait pas véritablement si les auteurs américains ont connu cette littérature. Il faut les distinguer des anglais d’ailleurs. Chez les Français, l’influence est manifeste – c’est une position critique, tout le monde ne la défend pas. Je pense qu’il y a une veine littéraire française qui court depuis un ferment utopique, depuis les auteurs que vous avez cités. Cette veine va se poursuivre tout au long du XIXe siècle et au début du XXe siècle. En Angleterre, celui qui va changer la donne, c’est Wells. Il va fonder l’anticipation à partir de l’utopie parce qu’outre-Manche, les auteurs sont beaucoup plus influencés par des Américains comme Poe et l’on est bien plus dans le gothique littéraire. Ne pas alors oublier Shelley et son Frankenstein : c’est une œuvre de science-fiction d’ambiance gothique ! C’est un fait scientifique avéré, le docteur Frankenstein qui va faire des expériences, c’est-à-dire ranimer une personne qui a été recousue à partir de cadavres. Et il va utiliser la force électrique pour donner la vie. On le considère souvent comme du fantastique, c’est totalement faux. C’est un fait rationnel.

 

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Isaac Asimov

 

Alors en quoi pourraient se distinguer les utopies françaises de celles des autres pays, les anglophones, mais aussi l’Italie ou l’Allemagne ?

En France, il faut bien distinguer ce qui appartient à la littérature utopique de ce qu’on appelait les « voyages extraordinaires », comme ceux de Jules Verne dans les années 1860. À la fin du XIXe et jusque dans les années 1920, il y avait aussi ce que l’on appelait le « merveilleux scientifique en France », on pense à Maurice Renard. Les modèles utopiques vont se dissoudre dans ces espèces de sous-genre. En France on ne parle pas de science-fiction : on n’en parlera qu’à partir des années 1950. Aux États-Unis, c’est Hugo Gernsback, qui a commencé ses premiers magazines comme Modern Electrics en 1919, qui, à partir de 1926, va fonder Amazing Stories en disant à ses auteurs d’écrire ce qu’il appelle de la « scientifiction ». Cela consistait en l’écriture d’histoires de science fiction à partir d’un fait scientifique, voilà le cahier des charges. Le terme ensuite va entrer dans une détermination générique avec d’autres revues et devenir de la science-fiction. En France, on va réutiliser ce terme pour dire « science-fiction française ».

 

Pour ce qui est de l’utopie, elle se dissout dans tous ces sous-genres : il n’y a plus alors d’utopie à proprement parler, pour une raison politique. On est à ce moment-là, dans les années 1920 en Europe, dans la réalisation du socialisme. Il faudra attendre la fin de la période stalinienne pour avoir les premières critiques qui montreront comment, in fine, l’utopie réelle tourne au cauchemar.

 

Quelles différences entre utopie politique, utopie programmatique, utopie littéraire, utopie régressive, etc. ? Une rapide typologie est-elle possible ?

La question concerne les domaines dans laquelle l’utopie va s’appliquer. Partons de la base : Utopia de Thomas More en 1515 est une utopie politique. Le modèle originel de l’utopie c’est l’utopie politique. On va réfléchir au meilleur système de gouvernement, c’est d’ailleurs le sous-titre d’Utopia. Nous sommes au XVIe siècle et More est quelqu’un de dérangeant, même si ce n’est pas à cause d’Utopia qu’on lui coupa la tête. On réfléchit donc à la meilleure forme de gouvernement possible et de là on va imaginer la meilleure société possible pour les individus. Ça c’est l’utopie programmatique : on va imaginer un programme social pour faire évoluer les individus.

 

L’utopie littéraire est sur un autre plan. Également créée par Thomas More même si certains la font remonter à la description de l’Atlantide dans La République de Platon. Mais ce n’est pas une utopie littéraire, contrairement et éventuellement au Banquet. Ce n’est pas le même genre que celle inventée par Thomas More. Il faut attendre une réflexion des temps moderne (XVIe siècle) pour réfléchir à ce qu’est l’utopie. C’est vraiment le marqueur civilisationnel de la modernité historique. L’utopie littéraire est donc un texte de récit. Cela dit, même littéraire, Utopia de More est un texte statique, il n’y a pas d’aventure, c’est descriptif. L’utopie littéraire se caractérise par un récit et une narration. Il faudra donc attendre H. G. Wells, et son Utopie moderne en 1905, pour avoir cette mise en marche de l’utopie statique vers un vrai récit littéraire au sens strict du terme. À partir des années 1890 l’utopie va donc complètement intégrer la science-fiction, la littérature d’anticipation, etc., et va devenir un vrai récit.


La transition entre l’utopie et la contre-utopie qu’on pourrait situer à la fin du XIXe siècle a-t-elle directement bouleversé l’utopie française ? Et qui est d’ailleurs le premier auteur contre-utopique français ?

Le premier auteur français de contre-utopie ? Léon Daudet, avec Les Morticoles, en 1894. Cela dit, ces questions de définition restent discutées, de colloque en colloque, mais il y a quand même un consensus. On part de Ievgueni Zamiatine, en 1922, avec Nous autres, qui est une critique pas vraiment déguisée du stalinisme. On est même presque dans la dystopie : la société qu’on nous présente est une société qui veut faire le bonheur des gens à tout prix, dans une programmation sociale, avec un lavage de cerveau aussi, et c’est donc une société de surveillance absolue dans laquelle les gens vivent dans des maisons en verre et sont numérotés. Il n’y a plus d’existence de l’individu : c’est une application du totalitarisme, même si le terme est anachronique et n’existera qu’à partir des années 1940.

 

On date donc la contre-utopie de cette période, en commençant par Nous autres. Ensuite, vient Huxley avec Le Meilleur des Mondes en 1932 mais c’est aussi une dystopie : la société présentée est en apparence une bonne société pour l’humain, elle est présentée de façon positive. Seulement, un individu se rend compte que ce n’est pas le cas, c’est le grain de sable dans la machine, et le récit va basculer sur les aventures de ce personnage. C’est bien ce qu’il se passe dans Le Meilleur des Mondes avec Bernard Marx le bien nommé, qui ne prend pas sa drogue à un moment et se rend compte que cette société qui manipule génétiquement les humains est totalement cauchemardesque.

 

En 1894 cela dit on a Léon Daudet, le fils d’Alphonse Daudet, quelqu’un de très marqué à droite – je ne sais pas si on pouvait historiquement déjà parler d’extrême droite à cette époque mais il a été un des fondateurs avec Maurras de l’Action Française. Daudet a écrit avec Les Morticoles l’histoire d’une île, La Morticolie, qui abrite une société dominée par les médecins. Il y a donc un naufragé qui arrive sur cette île et il a affaire à un système de marchandisation de la médecine où les patients sont des cobayes, des sujets d’expériences, bref où l’individu est soumis au pouvoir des médecins. On a évidemment une description tout à fait négative et qui correspond à ce qu’on appellera la contre-utopie.

 

La quatrième œuvre marquante, c’est en 1948, bien sûr, le 1984 de George Orwell. On a passé le totalitarisme de Mussolini et celui d’Hitler et on a également une vision critique du stalinisme. En fait, Orwell le dit lui-même à travers son personnage principal, il fait un mélange entre le système hitlérien et le système stalinien. Il porte le totalitarisme vers un idéal cauchemardesque et l’on a donc véritablement une contre-utopie : les personnages savent qu’ils vivent dans un monde de cauchemar. Au lieu de partir d’une vision positive où l’on découvre petit à petit que c’est un monde négatif, là on est dans un système négatif fait pour briser l’individu. C’est la définition de la contre-utopie.

 

Les contre-utopies anglaises ou russes critiquaient les totalitarismes de leur époque et leurs échos futurs. La critique politique est-elle aussi présente chez les auteurs de science-fiction français ?

Oui ! Historiquement, Daudet par exemple, dans Les Morticoles, fait une critique de la IIIe République. C’est clair et net : cela vient d’un monarchiste. On a une remise en cause du système politique de la IIIeRépublique. Lui-même est député, d’ailleurs. Après, dans les années 1910, 1920 ou 1930, on n’est pas tellement dans la critique politique parce que finalement, on a autre chose à faire dans la science-fiction. Inventer des mondes, par exemple, ou réfléchir sur le post-apocalyptique.

 

Barjavel, par exemple, est un cas intéressant et l’on ne peut pas dire a priori qu’il soit un critique politique.Ravage a été publié en 1943 : on a beaucoup reproché à Barjavel une vision pétainiste de la société car dans Ravage, panne d’électricité, on revient à une utopie régressive, archaïque, paternaliste, etc. Du coup, même si cela n’a pas été reçu comme cela au moment de l’écriture, on a pu dire que Barjavel avait écrit une œuvre pétainiste… je pense qu’il faut nuancer le propos et dire simplement qu’il a écrit une œuvre de son temps avec les idées de son temps. À ce moment-là, il est d’ailleurs tout seul à écrire de la science-fiction.

 

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À partir des années 1960-1970 en revanche, et c’est la grande majorité, on trouvera des écrivains de gauche ou d’extrême gauche très engagés politiquement. Cette tradition-là s’est perpétuée. L’un des plus engagés dans les années 1970, c’est sûrement Jean-Pierre Andrevon qui a aujourd’hui 76 ans. Quelqu’un comme Ayerdhal aujourd’hui est un auteur qui va s’engager pour la défense des écrivains, et qui est plutôt marqué à gauche.

 

Il y a donc totalement une réflexion politique derrière la science-fiction française. C’est même une tradition, qui va simplement retomber un peu par moment. On pourrait même dire qu’un écrivain français d’ailleurs, par tradition, se doit d’avoir une opinion politique, que ce soit dans la littérature générale ou dans la science-fiction.

 

Passons de la politique à l’influence : celle du XVIIIe siècle est-elle plus prégnante chez les auteurs français ou se réfèrent-ils aux récits antiques et bibliques ?

[NDLR : la réponse de Natacha Vas-Deyres spoile la fin du Cycle de Fondation d'Asimov.]

En France, on a une tradition qui est celle de la rationalité, depuis les Lumières, même si un auteur comme Pierre Bordage n’hésite pas à faire des références bibliques. L’Évangile du serpent, on a évidemment une référence à la Genèse et en plus, une réécriture des évangiles, les personnages portant le nom des apôtres. La référence est concrète, même si le serpent chez Bordage, c’est la double hélice de l’ADN. Je dirais pourtant que les auteurs chez nous ont bien ancré en eux cette tradition du rationnel, même si on reste dans l’imaginaire. On s’éloigne un peu des mythes.

 

Ce n’est pas vraiment le cas des auteurs américains, qui, eux, de façon beaucoup plus large, vont se réapproprier un certain nombres de mythes antiques ou bibliques. Si on prend le Cycle de Fondation d’Isaac Asimov, on a cette volonté finalement de revenir à l’origine de la Terre, à celle de l’humanité. La fin du cycle est un retour à Gaïa. Il y a donc beaucoup de renvois aux mythes de la création, de différentes mythologies d’ailleurs.

 

Y a-t-il une place pour l’utopie politique en France aujourd’hui ? Quel média pourrait porter et réactualiser ce genre ?

Le cinéma. Je ne parlerais pas de ce que je ne connais pas, c’est-à-dire la BD ou les jeux vidéo mais je peux vous parler du cinéma. Le premier exemple c’est Avatar de James Cameron. Bon, c’est un peu « bateau » de le citer mais on a une utopie écologique à travers la société des Na’vis, filmée de manière très américaine : on va opposer les méchants colonisateurs aux gentils Na’vis écologistes. C’est très manichéen car les Américains ont besoin de repères précis sur le sujet. Si je prends le dernier film de Neill Blomkamp, Elysium – par ailleurs un peu décevant dans son traitement car faisant plus penser à un film d’action même si on reste dans la science-fiction – on a une utopie d’un traitement médicalisé pour tous, c’est-à-dire l’éradication des maladies sur Terre.

 

Ce sont donc des utopies très précises, sur des thèmes particuliers, qui n’ont pas de vision globale de la société. Par exemple, la société qui est proposée dans Elysium est la suivante : les riches vivent dans une sorte de ghetto, une station stellaire au-dessus de la Terre. C’est centré sur une partie de la population.

 

L’inverse de District 9, le précédent film de Blomkamp, qui avait déjà abordé le sujet de la ségrégation…

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Par exemple, on ne va pas toucher au système économique car le système collectiviste, issu de l’utopie communiste du partage pour tous, ne fonctionne pas ; et le système capitaliste touche à sa fin : nous sommes en plein dedans. La mondialisation peut être reconnue comme une utopie car elle possède des côtés positifs : ces échanges incessants grâce au réseau global, interconnecté en permanence. Mais le problème, c’est que la mondialisation engendre de fortes inégalités économiques, ce que n’oublient pas de pointer les auteurs de science-fiction.

 

Pour résumer ces trois utopies politiques : on aurait une utopie écologique du retour à la nature ; une utopie d’éradication des maladies, un égalitarisme du soin universel ; et l’utopie de la communication avec Internet car aujourd’hui je ne pense pas qu’on puisse s’en passer. Cela m’amène aux notions de trans-humanisme et de trans-modernisme qui sont un autre type d’utopie, pas vraiment politique.

 

Certes, mais cela pose des choix politique au travers de questions éthiques : quelles limites établissons-nous ?

On est dans du post-historique, on a dépassé les grandes idéologies du XXe siècle malgré quelques soubresauts, notamment avec les révolutions arabes et la fin des grandes dictatures. Mais où sommes-nous ? Où allons-nous ? Que nous propose cette post-modernité ? Si l’on regarde l’humain, la question aujourd’hui tourne autour de l’homme augmenté par les techniques d’ingénierie.

 

Vous estimez alors qu’il y a un mouvement qui va d’une considération générale à une considération individuelle ? On part de réflexions sur des systèmes pour déboucher sur des réflexions sur l’individu, en somme.

En effet, il y a une grande valorisation de l’individu. Mais paradoxalement l’individu se noie dans le collectif, dans la communication. Je pense, par exemple, à un roman d’Ayerdhal et Dunyach, Étoile mourante, où il existe trois systèmes d’humanité et dans un des systèmes les individus ont une flagelle, c’est-à-dire une colonne vertébrale qui leur permet d’être branché, et vivent en connectivité permanente dans un système collectif. Il y a une mise en commun de la pensée où l’individu est reconnu mais n’existe quasiment plus.

 

À votre avis est-ce que le genre d’anticipation agit comme une prophétie auto-réalisatrice ?

Le problème est qu’on n’a pas de marqueur, de mesure, pour savoir dans quel ordre d’idées une œuvre utopique influence la société. Ce qui est certain c’est que souvent, on a plusieurs visions littéraires ou cinématographiques qui se bousculent et qui arrivent à une conclusion, par exemple, ne pas utiliser la bombe atomique parce qu’on sait ce que ça donne dans la réalité et on imagine ce qu’un monde post-apocalyptique donnerait. Je songe notamment au roman de Cormac McCarthy, La Route, exemplaire à ce sujet. Les hommes sont prévenus : si le monde est détruit nous allons tomber dans la barbarie, nous allons totalement régresser. Ça, c’est une évidence.

 

Deuxième exemple, les robots. Nous sommes à l’aube d’une société où les robots vont être introduits dans notre vie. Toute l’industrie du Japon et sa recherche se fondent sur la robotique. Dès 2020 on devrait voir arriver les premiers robots qui seront comme l’Homme Bicentenaire d’Asimov. Mais on ne sait pas du tout ce qui va se passer. Est-ce que la société écoute ce que la science-fiction lui dit ?

 

Est-ce que les lois de la robotique d’Asimov pourraient être utilisées par exemple ?

J’ai eu un débat très intéressant, il y a deux ans, avec un juriste de la faculté de droit de Bordeaux IV, sur le thème « Les hommes et les machines ». Une question du public portait sur la reconnaissance ou non des robots comme des individus. Pour l’instant il n’existe pas d’intelligence artificielle. Le droit ayant toujours un temps de retard sur la société, le juriste a répondu : « Pour l’instant il est considéré comme un meuble, juridiquement parlant ». Mais Asimov a déjà, éthiquement parlant, construit les lois de la robotique qui permettent de protéger l’humain du robot. On pourrait les intégrer dans la programmation des robots car pour l’instant il n’y a rien d’autre, du côté de la loi. J’ai lu par ailleurs, dans un certains nombre de revues scientifiques, que ces lois pourraient servir de base à la protection de l’humain.

 

On pense aussi à 1984, notamment avec les scandales récents autour de Prism : le monde s’aperçoit qu’il est sur écoute…

La société de surveillance aujourd’hui relève à la fois d’un grand fantasme et d’une réalité. On ne peut pas nier qu’il existe des outils extrêmement performants (Echelon et Prism aux États-Unis) servant à surveiller les individus à une échelle individuelle. En même temps on est suivi de partout quand on paie avec notre carte bleue, nos cartes de fidélité, nos téléphones, etc. Ce qui manque, c’est une volonté politique de réunir toutes ces informations pour surveiller tous les individus. Il n’y a pas, en Europe du moins, d’organe ni d’outil technologique, comme un ordinateur récupérant toutes les données existantes sur les individus.

 

Pourtant votre référence à 1984 est très juste. Je pense à Jérôme Leroy, écrivain habituel de polars, qui dans un roman a imaginé qu’en 2040, en France, cet ordinateur existerait. Là on anticipe, en rejoignant Philip K. Dick et Minority Report, à partir d’un profil déterminé par ordinateur, ce que les individus seraient capables de faire ou pas. Et on les arrête avant qu’ils aient commis un crime, un acte terroriste ou un délit. La question posée est donc la suivante : un individu est-il coupable avant de commettre un crime ? La science-fiction nous prévient et essaye d’apporter un certain nombre de solutions. Malheureusement les politiques n’y connaissent pas grand-chose en science-fiction et n’ont pas envie de s’y pencher.

 

Pourtant c’est actuel et fondamental !

Bien sûr. Tenez, parmi les seuls politiques qui se sont intéressés à la science-fiction on a Ronald Reagan, qui avait embauché, dans les années 1980, des auteurs du genre pour envisager stratégiquement une guerre des étoiles. Voilà l’anticipation au service d’un gouvernement : il s’est servi de leur imaginaire pour entrevoir ce que pourrait être une guerre du futur.

 

Boîte noire

 

Julien Cadot & Sylvain Métafiot

 

Photos : Jeanne Frank

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