Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

« 2022-02 | Page d'accueil | 2022-04 »

mercredi, 23 mars 2022

Gloire à Dionysos

Hermann Hesse, Peter Camenzind,vin,poésie, rêve,musique,fête,Gloire à Dionysos,

 

« Ce à quoi mon père, en son temps, n’avait pas réussi, cette détresse amoureuse y parvint : elle fit de moi un buveur.

 

Ce fut là, pour ma vie et mon caractère, chose plus importante que tout ce que j’ai raconté jusqu’ici. Le dieu fort et doux devint pour moi un ami fidèle et il l’est resté. Qui donc est aussi puissant que lui ? Qui est aussi beau, aussi fantasque, aussi enthousiaste, joyeux et mélancolique ? C’est un héros et un magicien. C’est un séducteur, frère d’Eros. L’impossible est en son pouvoir. Il emplit de pauvres cœurs humains de beaux et merveilleux poèmes. Du paysan, du solitaire que j’étais, il a fait un roi, un poète, un sage. Il charge de nouveaux destins des barques qui se sont vidées sur le fleuve de la vie et ramène les naufragés dans des courants qui les emportent, à toute vitesse, à travers l’existence.

 

C’est tout cela, le vin. Mais il en est de lui comme de tout ce qui a du prix, dons et arts : il veut être aimé, recherché, compris et conquis à grand effort. Bien peu en sont capables, et c’est par milliers qu’il mène les hommes à leur perte. Il en fait des vieillards, il les tue et éteint en eux la flamme de l’esprit. Mais ses favoris, il les invite à ses fêtes et leur construit des arcs-en-ciel, des ponts qui mènent aux îles fortunées. Il glisse des coussins sous leurs têtes, quand ils sont las et les enserre, quand ils sont en proie à la tristesse, de ses bras doux et bons, comme un ami et comme une mère qui console. Il transforme les embarras de la vie en mythes sublimes et joue sur sa harpe puissante le chant de la création.

 

Et puis, c’est aussi un enfant aux longues boucles soyeuses, aux épaules étroites, aux membres frêles. Il se serre sur votre cœur, levant son pâle visage vers le vôtre, vous regardant de ses bons grands yeux naïfs et rêveurs, au fond desquels ruissellent, au sein de la primitive innocence, les souvenirs enfantins du Paradis du Bon Dieu, dans toute leur fraîcheur et tout leur éclat, comme une eau qui vient de sourdre au fond des bois.

 

Et il ressemble aussi, ce dieu délicieux, à un fleuve qui s’écoule profond et tumultueux à travers la nuit de printemps. Et il ressemble à une mer qui berce sur la fraîcheur de ses vagues le soleil et la tempête.

 

Quand il s’entretient avec ses favoris, alors déferle en eux, parmi les frissons, la mer en furie du mystère, du souvenir, de la poésie, des pressentiments, dominant tous les autres bruits. Le monde connu devient minuscule et perd sa réalité et l’âme se précipite, tremblante de joie et d’angoisse, dans les espaces vierges de l’inconnu où tout est étranger et pourtant familier et dont la langue est celle de la musique, celle des poètes et du rêve. »

 

Hermann Hesse, Peter Camenzind, Editions Le livre de poche, pp. 90-91