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lundi, 21 février 2022

La dilatation du monde : Vivonne de Jérôme Leroy

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Un typhon s’écrase sur L’Île-de-France. L’eau monte de plusieurs mètres, l’électricité est coupé, la panique générale se diffuse, les morts s’accumulent. Personne n’a rien vu venir, surtout pas les Dingues au pouvoir, engoncés dans le déni de la « balkanisation climatique » et obsédés par leur réformes libérales-autoritaires menées à coups de rangers. L’éditeur Alexandre Garnier non plus n’a pas vu venir la catastrophe. Pendant que les cadavres glissent le long des rues et que son smartphone s’éteint lentement, il se dit que ce serait le bon moment pour entreprendre une biographie d’Adrien Vivonne, le poète qu’il avait édité aux Grandes Largeurs et dont il jalousait non pas la réussite mais le talent profond et simple, couplé à une chaleur humaine, sincère, dénuée de tout ressentiment. Vivonne n’ayant pas donné de signe de vie depuis deux décennies, Garnier va tenter de recomposer le puzzle de sa vie. Le retrouver sera sa rédemption dans un monde qui ne pardonne plus rien.

 

C’est ainsi que débute la quête du poète disparu et le dernier roman de Jérôme Leroy. Mais dans cette (en)quête rien n’est simple. Avec la maitrise narrative qui lui est propre, Leroy éclate le récit entre passé, présent et futur, naviguant entre les époques parcourus par Vivonne, chaque chapitre donnant à entendre la voix de plusieurs personnages dont les destinées sont toutes liées au poète nonchalant : Garnier donc, son ami d’enfance, éditeur envieux et lâche ; Chimène, sa fille « cachée » ayant pris les armes dans une milice néo-païenne sanguinaire, Nation Celte ; Béatrice Lespinasse enfin, la timide bibliothécaire de Doncières, son dernier amour connu. Vivonne semble insaisissable, son œuvre lumineuse étant le reflet d’une vie sensuelle et débonnaire. Un promeneur qui aimait vivre dans les marges, ne s’obligeant qu’à suivre son désir, refusant calmement les injonctions sociales. Une « vie fugitive » parsemée de femmes éblouissantes et amoureuses avec lesquelles il vécu dans « un présent perpétuel aux allures d’éternité ensoleillé »: Lili Vascos, Agnès Villehardouin, Khadidja Lamrani, Estelle Nowak, Béatrice Lespinasse… Les titres (imaginaires) de ses livres sont à eux seul un poème : Les Chambres secrètes, Mille Visages, Mort du tirage papier, Les Filles de Vassivière, Danser dans les ruines en évitant les balles

 

Dans le même élan inventif et truculent, Leroy décrit un monde à feu et à sang faisant penser aux dystopies de John Brunner ou Harry Harrison, une « libanisation » généralisée de l’Europe où des milices paramilitaires s’affrontent pour la conquête de territoires ou de vivres : les ZAD partout !, les fachos de Nation Celte, les Groupes d’Assaut Antifascistes de Nantes, l’Armée Chouanne et Catholique, le Front Socialiste Occitan, les Forces Nationalistes France-Europe, les milices Salafistes du secteur Nord, sans compter l’armée régulière des Dingues au pouvoir. Tous redoutent le Stroke, l’attaque ultime des Apôtres de la Grande Panne (des hackers ultra-radicaux), qui propulsera le monde civilisé à l’âge de pierre, à la manière de Snake Plissken dans Los Angeles 2013 de John Carpenter. C’est dans ce chaos ambiant, alors que l’Apocalypse semble s’abattre avec fracas sur tous les pays du « monde libre », que des petites communautés anarcho-autonomes font leur apparition, disséminés à travers la campagne française jusque dans l’archipel des Cyclades, se désignant sous le terme de « la Douceur ». Des babas-cools d’un genre nouveau qui semblent avoir trouvé le moyen de distordre la réalité grâce aux poèmes de Vivonne… Comme le dit Béatrice à Garnier, la poésie de Vivonne transforme le monde, ou plutôt elle « l’emporte avec nous, dans le temps et dans l’espace », provoquant chez certains lecteurs un « mouvement », un « transport », un « tremblement » : « Chez Adrien, la réalité n’est qu’un mauvais rêve du poème. Un poème est là pour nous amener avec lui dans une autre dimension. »

 

Sous les atours d’un roman d’anticipation sur l’effondrement de notre société, l’ouvrage de Jérôme Leroy est avant tout une ode à la puissance de la poésie. Celle qui permet de résister à l’enlaidissement du monde, d’échapper à l’ensauvagement des rapports humains. Celle qui nous transporte physiquement dans les lieux de notre enfance, qui nous enveloppe de la chaleur de l’être aimé. Celle qui relie la mer et le ciel pour l’éternité, qui ouvre une porte de jardin dérobée, qui nous fait ressentir la texture scintillante d’un lac sur lequel cours les nuages, celle qui caresse les feuilles des arbres les jours d’été brulant. La poésie c’est le bleu-doré d’un pays qui n’existe que dans les rêves. Dans une critique plus vraie que nature, Jean-Claude Pirotte dit à propos de Vivonne que « sa grande affaire n’est même pas de remonter le temps, c’est d’en sortir comme on sort d’une maison qui s’effondre sur vous ». Il est toujours temps d’échapper au réel.

 

Sylvain Métafiot

 

Article initialement publié sur Le Comptoir

mercredi, 16 février 2022

L’oscillation de l’âme

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« Chers et bons prophètes ! Ne nous touchez pas, n’attisez pas dans nos âmes les sentiments élevés et humains et ne faites aucune tentative pour nous rendre meilleurs. Car, voyez-vous, tant que nous sommes mauvais, nous nous contentons de petites lâchetés ; quand nous devenons meilleurs, nous tuons.


Comprenez donc, bons prophètes, que c’est justement les sentiments d’humanité et d’équité, déposés dans nos âmes, qui nous obligent à nous indigner, à nous révolter, à entrer en fureur. Comprenez que si nous étions privés de ces sentiments nous ne nous indignerions, nous ne nous révolterions pas du tout. Comprenez donc que ce n’est ni la perfidie, ni la ruse, ni la lâcheté de l’esprit, mais seulement l’Humanité, l’Équité et la Noblesse de l’Âme qui nous obligent à nous révolter, à nous indigner, à nous livrer à une fureur vengeresse. Comprenez, prophètes, que le mécanisme de nos âmes humaines – c’est le mécanisme de la balançoire, où le plus grand envol vers la Noblesse de l’Esprit entraîne le plus grand mouvement en retour vers la fureur de la bête.


Cette tendance à lancer la balançoire de l’âme du côté de l’humanité et dont la conséquence constante est le retour à la bestialité traverse, comme une trace merveilleuse et en même temps sanglante, toute l’histoire de l’humanité et nous ne voyons que les époques particulièrement passionnées, qui se singularisent par des élans, réalisés dans les faits, vers l’esprit et l’équité, nous semblent particulièrement terribles par les cruautés et les forfaits sataniques qui s’y mêlent.


Pareil à un ours qui, de sa tête ensanglantée, pousse une bûche suspendue à une corde et qui en reçoit un coup d’autant plus épouvantable qu’il la pousse plus fort – l’homme souffre et se fatigue dans ce va-et-vient de son âme.

L’homme s’épuise dans cette lutte, et quel que soit le moyen qu’il choisit pour en sortir – continuer à balancer cette bûche pour que, au moment d’une poussée particulièrement forte, elle lui brise la tête – ou bien arrêter l’oscillation de l’âme, exister dans une froideur raisonnable, dans l’absence de sentiments, donc dans l’inhumanité et, de cette façon, privé de la chaleur de sa propre image – l’une et l’autre de ces solutions prédéterminent la réalisation de cette Malédiction qui nous apparaît sous la forme de cette bizarre, cette terrible caractéristique de nos âmes humaines. »


Lorsque le silence s’était établi dans la maison, que la lampe verte était allumée sur la table et qu’il faisait nuit derrière la fenêtre – ces pensées surgissaient en moi avec une obstination constante, et elles étaient aussi destructrices de ma volonté de vivre que l’était pour mon organisme ce poison blanc et amer, dans des sachets soigneusement pliés, posés sur le divan, et qui frémissait dans ma tête avec exaltation.


M. Aguéev, Roman avec cocaïne, éditions 10/18, p. 211