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lundi, 31 janvier 2022

L’hypocrite prédicateur

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« Les paroles injurieuses, comme vous avez bien voulu le remarquer, ne sont pas dignes d’un chrétien. Et alors ? Personne ne le conteste. Mais puisque vous, serviteur de Dieu, avez entrepris de nous mettre sur le chemin de la vérité, alors excusez-moi si je vous pose une question : où, quand, en quoi et comment avez-vous fait preuve, vous-même, de ces dignités chrétiennes qui nous sont inconnues et que vous avez décidé de nous inculquer ? À ce propos, où étiez-vous, vous et vos dignités chrétiennes, lorsqu’il y a dix mois, des foules sanguinaires avec leurs chiffons multicolores fonçaient dans les rues de Moscou, des foules de soi-disant être humains qui, par leur stupidité et leur férocité, ne sont pas dignes de comparaison avec un troupeau de bêtes sauvages – où étiez-vous, serviteur de Dieu, en cette journée pour nous horrible ?


Pourquoi, combattant de la chrétienté, ne nous avez-vous pas réunis, nous, enfants comme vous nous appelez, ici, entre ces murs, dans cette maison où vous avez pris l’audace de nous enseigner les commandements du Christ – où étiez-vous, je vous le demande, et pourquoi avez-vous gardé le silence au moment de la déclaration de guerre, le jour où la loi encourageant le fratricide a été promulgué et pourquoi prenez-vous tout à coup la parole à cause d’un juron prononcé ici ? Est-ce parce que le fratricide s’oppose moins, va moins à l’encontre de votre conception de la dignité chrétienne que le juron ? Je reconnais : jurer comme on jure ici est inadmissible pour un chrétien et vous avez raison, raison de protester.

 

Mais où étiez-vous donc, serviteur du Christ, où étiez-vous pendant ces dix mois, alors que chaque jour et à chaque instant on arrachait et on arrache en usant de violence des pères à leurs enfants, leurs garçons à des mères – pour les envoyer, en usant de violence, au feu, au meurtre, à la mort – où étiez-vous tout ce temps-là et pourquoi, dans vos prêches, n’avez-vous pas protesté contre tous ces crimes, ne serait-ce que de la façon dont vous l’avez fait à l’occasion d’un juron entendu ? Pourquoi ? Pourquoi ? Ne serait-ce parce que toutes ces horreurs-là non plus ne vont nullement à l’encontre de la dignité chrétienne ?

 

Pourquoi vous, digne gardien de la chrétienté, avez-vous trouvé en vous assez d’impudence pour sourire et hocher la tête avec approbation lorsqu’un jour, passant par la cour du lycée, vous avez vu qu’on apprenait quotidiennement à nous vos enfants le maniement des armes, qu’on nous apprenait l’art de tuer ? À quoi souriiez-vous alors, approbateur, et pourquoi vous taisiez-vous ? Est-ce parce que apprendre aux enfants le maniement des armes ne répugne pas non plus à votre dignité de chrétien ? Et comment avez-vous osé, sous le couvert du nom du Christ, dédaigner sciemment les commandements de Celui dont vous voudriez que le nom lumineux justifie votre pitoyable existence, comment avez-vous osé prier, entendez-vous, prier pour qu’un frère soit vaincu par un frère, pour qu’un frère opprime un frère, pour qu’un frère tue un ennemi ? De quel ennemi parlez-vous maintenant ? Ne serait-ce pas celui dont, il y a un an, vous annonciez d’une petite voix onctueuse qu’on devait l’aimer et lui pardonner ? Ou bien peut-être cette prière pour la conquête, pour la violence, le meurtre et la destruction d’un homme par un autre ne contredit pas davantage votre notion de la dignité chrétienne ?

 

Reprenez-vous donc, pitoyable fonctionnaire de l’Église, abruti et engraissé par la pitance du peuple, reprenez-vous, et ne voyez pas d’excuses dans le fait que vos confrères coreligionnaires risquent leur vie là-bas, sur le champ d’horreur, donnant la communion aux mourants et apaisant ceux qui perdent leur sang. Ne vous justifiez pas ainsi, car, tout comme vous, eux savent trop bien que votre mission, votre devoir de chrétien est d’apaiser non pas les malades qui perdent déjà leur sang, mais ceux qui sont en bonne santé et qui s’en vont seulement pour tuer. Alors, ne vous assimilez pas au médecin qui soigne les chancres syphilitiques avec une crème de beauté et ne cherchez pas à vous justifier en prétendant que vous favorisez cette effrayante chose par dévouement au monarque ou au gouvernement, ou bien par amour pour la patrie ou les armes russes, ainsi nommées.

 

Ne cherchez pas à vous justifier, car vous savez que votre monarque, c’est le Christ ; votre patrie, la conscience ; votre gouvernement, les Évangiles ; et votre arme, l’amour. Alors, ressaisissez-vous, et agissez. Agissez, parce que chaque instant compte, parce que à chaque minute les gens tirent, les gens tuent, les gens tombent. Reprenez vos esprits et agissez, car ces gens, les mères et les pères, et les enfants, et les frères, tous, tous attendent de vous, justement de vous, que vous – serviteurs du Christ – sacrifiant hardiment vos vies, interveniez au milieu de ce déshonneur et, vous interposant entre ces fous, leur criiez fort – fort parce que vous êtes beaucoup, vous êtes tant que vous pourriez crier dans le monde entier : « Hommes, arrêtez-vous, hommes, cessez de tuer ! » Voilà, voilà, voilà où est votre devoir. »

 

M. Aguéev, Roman avec cocaïne, éditions 10/18, p. 65-68

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