Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

« Mise au poing : Scènes de boxe d'Elie Robert-Nicoud | Page d'accueil | Les cauchemars de Lovecraft selon Gou Tanabe »

vendredi, 22 mai 2020

Adolf Eichmann, l’obéissance de cadavre

adolf-eichmann.jpg

 

Article initialement publié sur Le Comptoir

 

Le 75e anniversaire de la libération du camp d’extermination d’Auschwitz nous donne l’occasion de revenir sur la notion, si célèbre et souvent galvaudée, de « banalité du mal » établie par la philosophe Hannah Arendt dans son ouvrage « Eichmann à Jérusalem ». Ce concept désigne une capacité à commettre des crimes (parfois monstrueux) qui n’est ni exceptionnelle ni pathologique, mais provient d’un effacement radical de la personnalité et d’une obéissance aveugle à l’autorité.

 

hannah-arendt.jpgEn 1963, Hannah Arendt est engagée par The New Yorker pour suivre le procès du criminel nazi Adolf Eichmann à Jérusalem. Le livre qu’elle en tire, Eichmann à Jérusalem, est sous-titré Rapport sur la banalité du mal. Elle n’emploie pourtant cette notion que dans une seule occurrence, hautement évocatrice. Ayant rapporté, de façon presque sarcastique, les paroles creuses et toutes faites du condamné avant sa pendaison – jusqu’alors, il ne pouvait se défaire des stéréotypes d’un langage qui le coupait de la réalité – elle conclut par ces mots : « Comme si, en ces dernières minutes, il résumait la leçon que nous a apprise cette longue étude sur la méchanceté humaine – la leçon de la terrible, de l’indicible, de l’impensable banalité du mal. »

 

D’aucuns ont reproché à Arendt son ton et son ironie à l’égard d’un homme que l’on aurait pu croire animé par les plus féroces appétits de la haine et de la cruauté, mais elle touchait juste : aux yeux de tous, Eichmann est apparu comme une personnalité ordinaire, fade et insignifiante, une espèce de marionnette tragi-comique dans son inconsistance et que rien n’aurait conduit à prendre au sérieux s’il n’avait été l’un des principaux organisateurs de la Solution finale (« Endlösung« ). C’est cet écart effrayant entre la médiocrité de l’homme et la monstruosité de ses crimes que désigne la « banalité du mal ».


La bureaucratie du crime

Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que l’absence d’imagination ou de pensée chez Eichmann, son incapacité à mesurer les conséquences de ses actions et de ses décisions sur les êtres dont il a organisé la mort industrielle, sa soumission aveugle à une éthique de l’obéissance − une « obéissance de cadavre » − aux ordres et à la volonté du Führer, laquelle tenait lieu, pour lui, de loi morale fondamentale, étaient sans doute funestes, mais il n’y avait rien là qui procédait d’une intention de nuire, ni même d’une tentation du mal.

 

« C’est cet écart effrayant entre la médiocrité de l’homme et la monstruosité de ses crimes que désigne la banalité du mal. »

 

C’est ainsi que l’individu maléfique auquel la tradition philosophique et littéraire avait prêté les traits sanglants d’un Gengis-Khan, d’un Richard III ou d’un César Borgia s’étiole pour laisser place à une individualité sans relief, quoiqu’il puisse agir, dans le même temps, avec l’efficacité meurtrière et impassible d’un parfait bureaucrate. Pareils traits spécifiques de soumission se retrouvent partout, c’est pourquoi la figure d’Eichmann, telle qu’Arendt en dresse le portrait, est devenue un archétype.

 

l’héroïque présence à soi et aux autres,bureaucratie du crime,michel terestchenko,giorgio perlasca,hannah arendt,max weber,le comptoir,sylvain métafiot,adolf eichmann,l’obéissance de cadavreChez ces hommes à tous égards « ordinaires », la capacité du mal ne se rapporte pas à une passion envahissante (la haine, par exemple), moins encore à une déviance ou à une pathologie. Ces hommes en viennent à commettre le pire, non pas en donnant libre cours à leurs pulsions les plus désordonnées, mais en s’effaçant « héroïquement » derrière une mission à accomplir, en se pliant à une loi, éventuellement criminelle mais inflexible. Le ressort de leur comportement tient donc à ce que le philosophe Michel Terestchenko nomme « absence à soi » : une manière de compartimenter l’être qu’on est et le travail qu’on exécute au sein d’une organisation, et qui conduit à gommer sa propre identité et à sacrifier ses convictions et sentiments. Comme s’ils guidaient leur comportement de manière exclusive sur « l’honneur du fonctionnaire », sur cet honneur que réclame, d’après le sociologue Max Weber, n’importe quelle administration bureaucratique au sein des États modernes et qui se trouve pervertie dans les États totalitaires.

 

Comme le dit Terestchenko : « Les facteurs de la destructivité humaine sont multiples et complexes, mais ont en commun d’exiger et d’obtenir, avec une surprenante facilité, que l’individu renonce à tout ce qui constitue le propre d’une individualité authentique. » La banalité du mal renvoie à cette terrible vulnérabilité (ou fragilité de l’être humain) qui le dispose, dans certaines circonstances, à agir avec un mélange de grande efficacité et de parfaite « absence à soi ».

 

« Contrairement à l’idée reçue, l’héroïsme n’a pas toujours besoin de se manifester dans des actions exceptionnelles. »

L’héroïque présence à soi et aux autres

Tout à l’opposé nous apparaît la manière dont se comportent les résistants, les Justes, ou les dissidents. De tels hommes ne sont pas pris dans des processus d’exécution qui s’insèrent dans un système administratif les dépossédant de leur liberté et responsabilité personnelles. Leur engagement procède d’une puissante conscience de leur autonomie, et c’est souvent avec un génie singulier qu’ils ont agi dans un plein accord avec eux-mêmes. Tel Giorgio Perlasca, un commerçant italien en viande bovine qui a sauvé des milliers de Juifs. Interrogé sur les raisons qui l’animaient, il ne trouva rien à dire sinon qu’il « ne pouvait pas faire autrement« . Une expression qui revient chez la plupart de ces hommes et femmes courageux, et qui, au demeurant, était aussi employée par nombre de criminels de guerre nazis. Pourtant, il faut se garder de tout parallèle trompeur. Ce qui, dans un cas, n’était qu’un alibi pour dissimuler son inconstance et sa démission était, dans l’autre, l’expression d’une individualité qui a agi avec une spontanéité naturelle, à la fois banale et héroïque.

 

 

Contrairement à l’idée reçue, l’héroïsme n’a pas toujours besoin de se manifester dans des actions exceptionnelles. Certains gestes simples, empreints de bonté et d’humanité, témoignent de ce qui est au cœur de toutes les conduites de résistance, quelles que soient les formes qu’elles prennent : une certaine manière pour le sujet de rester présent à soi et aux autres.

 

La manière dont les hommes répondent aux incitations du mal, soit pour s’y soumettre, soit pour les combattre, semble relever, en dernier ressort, de la manière dont ils se rapportent à eux-mêmes. Tel est le sens de ce paradigme qui oppose l’ « absence à soi » à la « présence à soi ». On peut multiplier les facteurs explicatifs qui font que l’on bascule ou non dans le mal : une certaine force de caractère qui conduit à rester fidèle à ses principes, quoi qu’il en coûte, et à refuser le moindre compromis ou, au contraire, l’absence de ces qualités psychologiques et morales, et l’importance qu’on attache à l’image de soi, la capacité ou non à penser le sens de ses actions et d’agir en conséquence, le rôle de l’éducation, libérale ou autoritaire, etc. Finalement, ils nous renvoient au sens de la liberté et de la responsabilité humaine, à la fois évidence et énigme.

 

Sylvain Métafiot

 

Nos Desserts :

Écrire un commentaire