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jeudi, 10 octobre 2019
Le théâtre de la liberté : Comrades de Bill Douglas
Article initialement publié dans le 1er numéro de La Revue du Comptoir
Idéologie et cinéma font rarement bon ménage. Assujettir l’art à un objectif purement didactique, c’est le transformer en un manuel bien-pensant à destination du parfait petit militant. Dans cette entreprise de propagande culturelle, le réalisme socialiste soviétique et l’anticommunisme hollywoodien des années 1950 sont emblématiques d’un affrontement mimétique barbifiant et manichéen. Pourtant, dans les flots du cinéma politique, émergent aussi des œuvres qui savent allier avec intelligence la férocité du combat politique, l’élégance de la mise en scène et la profondeur des personnages. Parmi eux, un sommet : Comrades, de Bill Douglas, réalisé en 1986.
Quelques précisions liminaires. Si nous pouvons citer quelques exceptions notables du cinéma engagé (tels que Le Cuirassé Potemkine de Sergeï Eisenstein, Blitz Wolf de Tex Avery, Pluie noire de Shōhei Imamura, La Belle équipe de Julien Duvivier), il serait vain de dresser la liste de ceux qui représentent de façon emblématique non pas “le socialisme au cinéma”, mais l’empathie pour les petites gens. Tout au plus, pourrions-nous regarder du côté de certaines réalisations de Jean Renoir, Franck Capra, Costa-Gavras, Elio Petri, René Vautier, Chris Marker, Francesco Rosi, Bruno Dumont, etc. Mais c’est du côté de l’Angleterre qu’on trouve certaines des œuvres les plus saisissantes en ce qui concerne la lutte des classes. Des films de Peter Watkins à ceux de Ken Loach, en passant par Mike Leigh et Alan Clarke, la patrie de George Orwell, mère de la révolution industrielle et des crises sociales qui s’ensuivirent, est un terreau fertile à l’engagement en faveur des laissés-pour-compte de la société capitaliste.
Comrades a fait l’objet d’une sublime restauration en 2014 et bénéficié d’une ressortie en salles la même année. Le choix, ici, de ce film permet de donner un peu de lumière à un cinéaste quasiment méconnu en France : Bill Douglas. Humaniste, soucieux de la justice sociale, se revendiquant du socialisme utopique, il a réalisé une belle trilogie autobiographique dans les années 1970 : My Childhood (1972), My Ain Folk (1973), My Way Home (1978). Enfin, l’inactualité de l’histoire véridique narrée dans Comrades est plus intemporelle et percutante que les arguties sociologiques récurrentes des mauvais films à thèse (à ce compte-là, la France a subi – et subit toujours – son lot de films débordants de catéchisme révolutionnaire à la petite semaine). Ainsi, à cent lieues d’un certain cinéma qui, d’une “hauteur” journalistique, s’évertue à filmer de la façon la plus laide et lourde qui soit des situations purement démonstratives afin d’accréditer ses théories “transgressives”, nous préférons le lyrisme révolutionnaire qui ne sacrifie pas la beauté visuelle sur l’autel de la cause, embrase l’esprit critique et alimente la flamme de la révolte.
La naissance d’une fraternité politique
Dès l’ouverture du film, Douglas rend hommage aux luddites, ces artisans du textile anglais qui brisèrent des machines afin de sauvegarder leurs métiers. C’est sous l’égide symbolique de ces fiers-à-bras du mouvement ouvrier que débute le récit des martyrs de Tolpuddle. Membres d’un groupe d’ouvriers agricoles très pauvres, travaillant dans des conditions déplorables, ils furent déportés en Australie en 1834 pour s’être rassemblés en un syndicat : la Société amicale des laboureurs. Leurs noms : George Loveless, James Loveless, John Stanfield, Thomas Stanfield, James Hammett et James Brine. Ce mouvement de résistance visait à contester le salaire de misère versé pour leur labeur. Insupportable pour les propriétaires terriens.
Ceux-ci pouvaient notamment compter sur le soutien de l’église anglicane qui s’efforçait, lors des prêches hebdomadaires, de prôner l’ordre naturel des choses et de mettre en garde contre les comportements “acerbes”. Méthodistes, les laborieux préféraient chanter leurs cantiques dans une chapelle à l’écart des sermons rigoristes du pasteur. Une riche fillette résumera, plus tard dans le film, les incommensurables différences entre les pratiques spirituelles : « Je ne comprends pas toujours ce que Jésus dit. Si mon papa disait cela en public, il serait la risée de tous. » En effet, loin de l’ascèse christique, d’une morale de la modération et du partage du pain, les dévots prospères pètent dans la soie et se bâfrent comme des porcs, laissant les gueux littéralement ronger leurs restes. À ce titre, la description des rapports de force au sein du village de Tolpuddle est très cruelle : le déséquilibre est flagrant, les ouvriers doivent accepter la baisse de leur salaire ou mourir de faim. Dans un souci d’authenticité, le réalisateur a notamment pris soin de ne pas engager de vedettes pour jouer les rôles des villageois. L’identification et l’empathie en sont décuplées.
Le terme de “martyrs” ne semble d’ailleurs pas usurpé. Le leader George Loveless, est, de l’aveu même de Bill Douglas, une sorte de saint, « un être extraordinaire, un homme d’une profonde honnêteté. Un homme de Dieu dans le meilleur sens du terme ». En effet, George est dépeint comme un homme loyal, confiant et croyant en la bonté naturelle des gens. La motivation de ces nouveaux syndiqués n’est pas la haine, ils prônent la non-violence.
Si les ouvriers décident de résister à l’asservissement, ce n’est pas en vertu de théories préalablement récitées, mais par ressentiment instinctif face à l’humiliation, la faim qui leur tord le ventre, la rage qui crispe leurs poings. La révolte est un éclair dans la nuit, un hurlement de la chair, qui n’admet ni la misère ni la lâcheté. Le courage vient de lui-même et non d’un calcul ou d’un guide de bonnes pratiques. L’homme qui fait preuve de courage ne le fait pas pour flatter son amour-propre mais engage les autres à refuser le désespoir d’un monde qui n’apporte aucune réponse aux cris de souffrance : « Ce monde qui est le nôtre, [explique Hannah Arendt dans La Crise de la culture] par cela même qu’il existait avant nous et qu’il est destiné à nous survivre, ne peut simplement prétendre se soucier essentiellement des vies individuelles et des intérêts qui leur sont liés… Le courage libère les hommes de leur souci concernant la vie, au bénéfice de la liberté du monde. »
Mais malgré une résistance patiente et secrète les réunions du syndicat sont finalement dénoncées par un traître au riche propriétaire Frampton qui décide de les poursuivre en justice. Au terme d’un procès inique – un procès de classe, destiné à châtier les pauvres – dont on ne voit que les coulisses, les ouvriers syndiqués sont déportés en Australie pour une peine de sept ans de travaux forcés. Les couleurs froides du Dorset laissant la place à la chaleur écrasante du bush australien. L’occasion pour le cinéaste de nous gratifier d’une belle transition théâtrale, via un panorama animé, décrivant les différentes étapes de la traversée maritime (issue d’une copie d’un véritable panorama datant de 1832 et réalisé par Jim Clancy).
L’enfer de la colonie pénitentiaire
Noyés sous un ciel bleu et une lumière d’un jaune sec, les six prisonniers arrivés à Botany Bay ne sont pas au bout de leurs peines. Marqués au fer rouge, forcés de travailler en plein soleil dans des mines ou des chantiers, fouettés à la moindre incartade, constamment humiliés, ils subissent un véritable calvaire au service de ventripotents colons dépourvus de scrupules. Seul l’un d’eux trouvera “refuge” chez une fermière compatissante. De 1788 à 1868, ces colonies ont “accueilli” 162 000 prisonniers, permettant astucieusement de vider les prisons du Royaume-Uni de ses pauvres.
Dans une démarche que théorisera plus tard le sociologue Erving Goffman, les forçats retournent leur stigmate en signe de fraternité : dévalorisant et honteux, le C de “Condamné” imprimé sur leur paume devient le symbole de leur Camaraderie. La cicatrice infamante devient la fierté de leur combat commun. Sous les coups d’une brute épaisse lui demandant son nom, l’un d’eux répond : « My name is Adam Freeman. » Une manière d’affirmer que leur combat est global et universel. Nul ne se soumettra à l’esclavage et, à défaut de retrouver la félicité du jardin d’Éden, ils lutteront sans relâche pour obtenir leur liberté ici-bas. Les bagnards tentent même de convaincre les aborigènes de résister à l’oppression et à la maltraitance dont ils sont l’objet.
Le contraste est captivant entre, d’une part, la beauté des images où le lyrisme de certains plans sautent littéralement au visage (notons le remarquable travail du directeur de la photographie, Gale Tattersall) et, d’autre part, la violence sociale (qu’elle soit verbale ou physique), qui retourne les tripes à chaque instant. Autant dire que le corps est tout entier mis à contribution, alternant les spasmes d’indignation aux larmes d’émerveillement.
Finalement, après deux ans de bagne infernal, et grâce au comité de soutien Londres-Dorchester (créé pour soutenir matériellement les familles des déportés et obtenir leur libération), les prisonniers politiques sont graciés en 1836. Enfin libres, les six damnés de la terre se retrouvent en silence au pied d’un arbre, bras et mains tendus les uns vers les autres, dans le soulagement et le bonheur d’une harmonie retrouvée, illustrant par là même les propos de Mikhaïl Bakounine : « J’entends cette liberté de chacun qui loin de s’arrêter comme devant une borne devant la liberté d’autrui, y trouve au contraire sa confirmation et son extension à l’infini. »
La magie du lanterniste
Fasciné par les machines de projection antérieures au cinéma, Bill Douglas était un collectionneur obsessionnel de lanternes magiques et autres praxinoscopes. Ce n’est pas un hasard si c’est un lanterniste itinérant qui ouvre et clôt (d’une certaine manière) le récit et en est le narrateur. Le titre original du film ne laisse place à aucune ambiguïté : Comrades, a Lanternist’s Account of the Tolpuddle Martyrs and What Became of Them (“Camarades, ou le récit d’un lanterniste sur les martyrs de Tolpuddle et ce qu’il advint d’eux”). Le lanterniste, joué par Alex Norton, est un transformiste hors pair : il interprète également le photographe Gaviotti (un des premiers photographes de l’ère victorienne), l’émissaire qui donne à un garçon un disque pivotant montrant un oiseau dans une cage, le sergent Bell et sa boîte optique éclairant la duplicité du pasteur, le présentateur du Diorama qui propose un voyage aux antipodes, le silhouettiste français qui découpe le portrait de l’aristocrate en tranchant net la tête… Au total, plus d’une douzaine de rôles tissant le fil rouge de la narration entre les différents personnages principaux du film (martyrs, familles, aristocrates). Dans un style tout en finesse, Bill Douglas fait ainsi coïncider l’émergence du mouvement ouvrier avec celle du spectacle animé.
Le divertissement est classiquement pensé pour éloigner la pensée de la mort. En ce sens, ceux qui le refusent catégoriquement sont les religieux – car le divertissement fait concurrence avec l’idée d’un paradis après la mort pour les méritants – et les militants politiques – car cela les détourne de leurs buts révolutionnaires. En tant que martyr d’un idéal, George Loveless refuse les illusions du divertissement en rappelant à chacun sa mortalité : lors d’une scène, on voit la banderole de leur syndicat sur laquelle un squelette figure au dessus de l’inscription “Souviens-toi que tu vas mourir”. Conscient de la brièveté de la vie, rien ne doit l’éloigner de sa lutte. Mais cela lui donne tout de même l’envie de s’évader, de voyager ! Croire dépasser l’illusion est une illusion. Nietzsche affirmait à propos : « Savoir que l’on erre ne supprime pas l’erreur. Ce n’est rien d’aimer. Il nous faut aimer et soigner l’erreur, elle est la matrice de la connaissance. L’art au service de l’illusion – voilà notre culte. » Pour Bill Douglas, le divertissement permet de faire remonter le réel à la surface, d’ouvrir les horizons et de porter au plus grand nombre le récit de la lutte sociale. En somme, la poésie est émancipatrice.
Lorsque, après son retour en Angleterre, George Loveless prend in fine la parole devant le comité de soutien qui a permis sa libération, il ne s’adresse pas tant à ses compagnons présents dans la salle qu’aux spectateurs derrière leur écran, leur enjoignant (à la manière de Charlie Chaplin à la fin du Dictateur) de s’unir pour mieux combattre l’injustice : « Que tous les travailleurs, du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest, s’unissent fermement mais pacifiquement, tels le cœur d’un seul homme. Afin que plus jamais les intérêts de la multitude ne soient sacrifiés au profit d’une poignée. Mais que les fruits d’un tel changement nous profitent à tous, à nos descendants et aux générations qui ne sont pas encore nées. »
Fervent croyant en la puissance du cinéma à recréer la vérité, Bill Douglas aura su mettre à profit son talent et sa sensibilité pour exhumer des ruines de l’Histoire le drame de ces hommes, leur courage et leur dignité. Conférant rage et amour à son théâtre d’ombre et de lumière, il aura réussi à faire étinceler une vérité dans le ciel gris de notre médiocrité : le temps n’amoindrira jamais le rêve ni la révolte.
Sylvain Métafiot
19:40 Publié dans Cinéma | Tags : sylvain métafiot, la revue du comptoir, comrades, bill douglas, le théâtre de la liberté, martyrs de tolpuddle, luddites, lanterniste | Lien permanent | Commentaires (0)
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