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mercredi, 06 décembre 2017

L’industrie de la terreur : aux origines du nazisme

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Article initialement publié sur Le Comptoir

 

La violence génocidaire du nazisme est ancrée, depuis le XIXe siècle, dans l’histoire de l’Occident, du capitalisme industriel, du colonialisme, de l’impérialisme, de l’eugénisme, du darwinisme social et de l’essor des sciences et des techniques modernes. C’est la thèse d’Enzo Traverso, historien spécialisé dans l’histoire politique et intellectuelle du XXe siècle, qui démontre la généalogie européenne de l’entreprise exterminatrice du Troisième Reich.

 

La guillotine,la prison, l'administration rationnelle, l'usine,Enzo Traverso,Hannah Arendt, Sylvain Métafiot, Le Comptoir, L’industrie de la terreur, aux origines du nazisme,totalitarismes,À la suite d’Hannah Arendt montrant, dans Les origines du totalitarisme, les liens qui rattachent le nazisme au racisme et à l’impérialisme du siècle des révolutions industrielles, Enzo Traverso affirme que sa particularité réside dans « la synthèse d’un ensemble de modes de pensée, de domination et d’extermination profondément inscrits dans l’histoire occidentale ». Dans La violence nazie : Une généalogie européenne, il analyse la façon dont les nazis, bien qu’haïssant profondément le libéralisme politique, se sont servis du progrès industriel et technique, du monopole de la violence étatique et de la rationalisation des pratiques de dominations, tous hérités du XIXe siècle, pour mettre en œuvre l’extermination d’une partie de l’humanité. Des historiens tels qu’Ernst Nolt, François Furet et Daniel Goldhagen ont respectivement démontré que le national-socialisme fut un mouvement contre-révolutionnaire s’opposant au bolchevisme, que le communisme et le fascisme s’opposaient au libéralisme politique, et que le génocide juif résultait d’un antisémitisme aux accents allemands prononcés. Pourtant, les origines du nazisme ne se résument pas aux anti-Lumières, à l’idéologie völkisch et à l’antisémitisme racial.

 

Singularité historique sans précédent car conçue comme le but ultime « d’un remodelage biologique de l’humanité » (« Les nazis avaient décidés qui devait et qui ne devait pas habiter cette planète »,  Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem), la machine de mort nazie fut la conséquence de l’enchâssement mécanique des quatre grands rouages de déshumanisation du monde occidental.


La guillotine

L’avènement de la guillotine à la fin du XVIIIe siècle, conçue au départ comme la victoire des philosophes contre l’inhumanité de la torture, fut une étape essentielle dans le processus de sérialisation des modes de mise à mort. Lamartine remarquait qu’« on fait exécuter le meurtre par un instrument sans âme et non plus par un homme. C’était la douleur et le temps supprimés dans la sensation de la mort ». La guillotine c’est la révolution industrielle qui entre dans le domaine de la peine capitale : un procédé technique de tuerie à la chaîne, impersonnel, efficace, silencieux et rapide. En somme, la déshumanisation de la mort. Déclassés du genre humain, les hommes commencèrent à être abattus comme des animaux. La tuerie se déroulant sans sujet. « Cette mort sérialisée sera plus tard animée par une armée silencieuse et anonyme de petits fonctionnaires de la banalité du mal », affirme Traverso.

 

Le nazisme prendra forme dans le mélange d’un nihilisme anti-Lumières et d’une technique moderne. Les chambres à gaz seront l’application de ce principe à l’époque du capitalisme industriel. Avec la déshumanisation technique de la mort, les crimes les plus inhumains deviendront des crimes “sans hommes”.

 

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La prison

Soit le principe de clôture s’imposant avec hargne dans les sociétés occidentales. À travers les prisons, les casernes, les usines, c’est la discipline du temps et du corps, la division rationnelle, la mécanisation du travail, la hiérarchie sociale et la soumission des êtres aux machines. Le dispositif panoptique de Jérémy Bentham se voulait à la fois un lieu de production et de dressage des corps et des esprits. La conception rétributive de la justice et la vision utilitariste de l’institution carcérale prônées par les philosophes des Lumières laissèrent la place à une nouvelle vision de la prison comme lieu de souffrance et d’aliénation. Le travail carcéral n’était plus conçu comme source de profit mais comme punition et méthode de torture.

 

Ainsi, les prisons du début du XIXe siècle, où le travail était dépourvu de finalité productive, conçu dans un but exclusif de persécution et d’humiliation, sont les ancêtres du système concentrationnaire moderne. Selon Primo Levi, le travail à Auschwitz était « un tourment du corps et de l’esprit, mythique et dantesque » dont la seule visée était l’affirmation de la domination totalitaire. Une différence substantielle existe entre les finalités de la prison et du système nazi : le dressage d’un côté, l’anéantissement de l’autre. On est passé « du travail humain au travail de la terreur » (Wolfgang Sofsky). L’Allemagne s’est transformée en un système esclavagiste moderne, une forme de « capitalisme monopoliste totalitaire » (Franz Neumann). Les prisonniers de guerre, les déportés politiques et raciaux étaient soumis à des conditions d’esclavagisme moderne, une certaine forme de taylorisme biologisé. Selon le paradigme tayloriste, la force de travail était segmentée et hiérarchisée sur la base des différentes fonctions du processus de production et, comme dans l’esclavage, l’aliénation des travailleurs était totale. Le nazisme, c’est Taylor revisité par un capitalisme remodelé selon des principes racistes, après l’enterrement des valeurs de 1789. L’existence des camps de concentration nazis fut ainsi marquée par une tension constante entre travail et extermination. André Sellier, ancien déporté et historien du camp de Dora, disait que la production de cadavres était plus efficace que celle des fusées V2.

 

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L’usine

On assista, durant la seconde moitié du XIXe siècle, à la rationalisation des abattoirs. L’historien des sensibilités Alain Corbin la décrit comme le passage des « pulsions dionysiaques du massacre traditionnel aux carnages pasteurisés de l’âge moderne. » Parler d’abattoir, c’était éviter des termes comme“tuerie” ou “écorcherie”. L’écrivain américain Upton Sinclair parlait des abattoirs de Chicago comme « le grand boucher : l’incarnation de l’esprit du capitalisme ». L’historien Henry Friedländer a, de son côté, défini les camps d’extermination nazis comme « des abattoirs pour êtres humains. »

 

Auschwitz présente donc, grâce à ces procédés de mise à mort industrielle, des affinités essentielles avec l’usine, comme l’indique, de façon évidente, son architecture avec ses cheminées, ses baraquements alignés en colonnes symétriques et son emplacement au centre d’une zone industrielle. À l’image d’une usine tayloriste, la répartition des tâches se combinait à la rationalisation du temps. Dans les camps de la mort s’opérait « la transformation des hommes en matière première » (Günter Anders). Le massacre industriel ne se déroulait pas comme une tuerie d’êtres humains au sens traditionnel du terme mais comme « une production de cadavres. » Chez Taylor et chez l’antisémite Henry Ford, le nazisme trouvait logiquement de quoi satisfaire aussi bien leur volonté dominatrice (l’animalisation de l’ouvrier) que leur aspiration communautaire (l’unité entre travail et capital).

 

L’administration rationnelle

Sylvain Métafiot, Le Comptoir, L’industrie de la terreur, aux origines du nazisme,Comme toute entreprise, l’usine productrice de mort disposait d’une administration rationnelle fondée sur des principes de calcul, de spécialisation, de segmentation des tâches en une série d’opérations partielles, apparemment indépendantes mais coordonnées. La bureaucratie de la “solution finale” joua un rôle irremplaçable dans le génocide des juifs d’Europe. Raul Hilberg, le principal historien de la destruction des juifs d’Europe, la décrit ainsi : « La masse des bureaucrates rédigeait des projets, signait des lettres, envoyait des coups de téléphones, participait à des conférences. Ils étaient en mesure de détruire tout un peuple en restant assis à leur bureau. » Fait étonnant, dans la grande majorité des cas, le zèle des bureaucrates de la “solution finale” ne tenait pas à leur antisémitisme mais davantage à un habitus professionnel qu’à une indifférence généralisée.

 

Exécution mécanique, mort sérialisée, tuerie indirecte, déresponsabilisation éthique de l’exécuteur, principe de clôture, déshumanisation des détenus, flétrissure et discipline des corps, soumission à la hiérarchie… Les paradigmes de la guillotine, de la prison, de l’usine et de la rationalité bureaucratique ont célébré leurs triomphes dans les massacres technologiques du XXe siècle et ont trouvé leur apogée dans les camps d’extermination nazis. L’emprise de l’individualisme à l’origine de l’atomisation du corps social, l’essor de l’industrialisation et le « progrès illimité dans la conquête de la nature rendu possible par la science » (Leo Strauss) pointent ainsi le rôle déterminant de la modernité dans l’avènement des totalitarismes.

 

Sylvain Métafiot

 

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