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samedi, 28 mai 2016

Tchaïkovski, la Mère-Russie, l’amour et la musique

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Extrait d’une lettre de Piotr Illitch Tchaïkovski à Nadejda von Meck, mécène et bienfaitrice du compositeur auquel elle versait une rente régulière jusqu’en 1890 et ayant entretenu durant de longues années une relation épistolaire très étroite avec lui. Elle ne l’a jamais rencontré.

 

Florence, jeudi 21 février 1878,

10 heures du soir

 

Nous sommes arrivés ce soir à Florence. Une ville charmante et sympathique ! J’ai éprouvé une sensation agréable en y entrant, et je me suis souvenu de mon état il y a deux mois dans cette même ville. […]

 

Quelles lettres merveilleuses vous m’écrivez ! J’ai lu avec un plaisir immense votre missive d’aujourd’hui, si aimable et si riche de contenu. En la lisant, j’ai eu un peu honte que mes lettres soient si courtes et si peu intéressantes comparées aux vôtres ! Il est vrai que j’écris souvent, mais je ne suis en revanche pas capable d’écrire dans une seule lettre autant et aussi bien que vous. Le mérite d’une lettre réside toutefois dans le fait que la personne qui l’a écrite est restée elle-même et ne s’est pas donné un genre, ne s’est pas contrefait. J’appartiens à la catégorie de gens qui aiment terminer tout de suite les choses qu’ils entreprennent. Si j’ai commencé une lettre, je ne suis pas tranquille tant que je ne l’ai pas achevée et aussitôt envoyée.


Mon frère Tolia, comme moi, écrit beaucoup, mais peu. Modest écrit comme vous, c’est-à-dire pas particulièrement souvent, mais en revanche, comme vous, il est capable de dire énormément. Les meilleurs lettres que j’ai jamais reçues sont les vôtres et celles de Modest. À propos de Modest : je ne sais plus si je vous ai écrit qu’il était en train d’écrire un roman. Voilà déjà longtemps que je remarque en lui la manifestation d’un talent littéraire peu commun, et je l’ai toujours encouragé à prendre au sérieux cette facette de sa nature si talentueuse. Jusqu’à présent, il l’a toujours négligée, et s’il écrivait quelque chose, il ne montrait ses tentatives à personne, même pas à moi. Un jour, à San Remo, il a enfin sorti son carnet intime et s’est décidé à me lire deux chapitres du roman qu’il a commencé en novembre dernier. J’ai été profondément stupéfait. Ce qu’il ma lu m’a paru si fin, si profond et si authentique, et en même temps si chaleureux et poétique, et en même temps si chaleureuse et poétique, que cela m’a touché aux larmes. Comme beaucoup de gens talentueux en Russie, Modest souffre d’un manque de confiance en soi, de l’absence de persévérance et de rigueur dans le travail. Mon enthousiasme l’a beaucoup encouragé, et à San Remo il a passé plusieurs soirées de suite à travailler avec zèle, si bien que le roman a remarquablement avancé. J’espère qu’il écrira toute la première partie d’ici la fin de notre séjour à l’étranger.

 

Après le repas, je me suis promené dans la ville. Comme c’était agréable ! La soirée était chaude, il y a de l’agitation et de la vie dans les rues, les magasins sont magnifiquement éclairés. Comme il est agréable de se retrouver dans une foule où personne ne vous connaît et où vous n’intéressez personne ! L’Italie commence à faire sont effet, son charme m’envahit l’âme petit à petit. Il y a tant de liberté ici, la vie bat son plein !

 

Aussi délicieuse que soi pour moi l’Italie, aussi bénéfique que puisse être son influence sur moi en ce moment, je reste tout de même et je resterai toujours fidèle à la Russie. Sachez, chère amie, que je n’ai encore rencontré personne qui soit plus amoureux que moi de notre Mère-Russie en général et de sa partie grand-russienne en particulier. Le poème de Lermontov que vous m’envoyer dépeint parfaitement une facette, mais seulement une seule, de notre patrie, à savoir ce charme indicible de sa nature modeste, chiche et pauvre, mais en même temps vaste et libre. Moi, je vais encore plus loin. J’aime passionnément l’homme russe, la langue russe, la mentalité russe, la beauté des visages russes, les traditions russes. Lermontov dit franchement que « les traditions intimes d’un ancien temps obscur » n’émeuvent pas son âme. Moi, même cela, je l’aime. Je pense que ma sympathie pour l’orthodoxie, dont je critique pourtant depuis longtemps déjà, en mon for intérieur, le côté théorique, est directement lié à cet amour spontané que j’ai pour l’élément russe en général. Je serais bien en peine d’expliquer cet amour par telle ou telle qualité du peuple ou de la nature russe. Ces qualités existent, bien sûr, lorsque quelqu’un est amoureux, il aime non pas parce que l’objet de son amour le séduit par ses vertus, mais parce que c’est sa nature, parce qu’il ne peut pas ne pas aimer. Voila pourquoi ils m’indignent profondément, ces messieurs qui sont prêts à mourir de faim dans un coin de Paris, qui éprouvent une certaine délectation à dénigrer tout ce qui est russe, et peuvent sans le moindre remords passer leur vie à l’étranger au prétexte que la Russie manque de commodités et de confort. Ces gens me sont détestables, ils foulent au pied ce qui pour moi est extrêmement cher et sacré. […]

 

Vous me demandez, chère amie, si l’amour non platonique m’est connu. Oui et non. Si on pose la question un peu différemment, c’est-à-dire si on demande si j’ai ressenti toute la plénitude d’un bonheur causé par l’amour, alors je répondrai non, non et non ! Je pense d’ailleurs que ma musique, elle aussi, donne une réponse à cette question. Si en revanche vous me demandez si je comprends toute la puissance, toute la force incommensurable de ce sentiment, alors je répondrai oui, oui et oui et je dirai de nouveau que j’ai tenté à maintes reprises d’exprimer en musique la douleur en même temps que la félicité de l’amour. Je ne sais pas si j’ai réussi ou non à le faire, ou pour mieux dire je laisse les autres en juger. Je suis totalement en désaccord avec vous lorsque vous dites que la musique ne peut pas rendre la nature universelle du sentiment d’amour. Je pense que c’est exactement le contraire : seule la musique est capable de le faire. Vous dites que les mots sont pour cela nécessaire. Oh non ! En cela, il n’est justement pas besoin des mots : lorsqu’ils deviennent impuissants arrive à la rescousse la plus éloquente des langues, c’est-à-dire la musique. Car même la forme poétique, à laquelle recourent les poètes pour exprimer l’amour, c’est déjà une usurpation de la sphère réservée sans partage à la musique. Des mots mis sous la forme des vers cessent déjà de n’être que des mots : ils s’emmusiquent. La meilleure preuve du fait que lorsque les vers cherchent à exprimer l’amour, ils sont plus de la musique que des mots, c’est que très souvent de tels poèmes (voyez par exemple Afanassi Fet, que j’aime beaucoup), si on s’attache à les lire attentivement en tant que mots, et non en tant que musique, n’ont presque aucun sens. Et pourtant, non seulement ils ont un sens, mais ils ont un sens profond, non pas un sens littéraire, mais purement musical. […]

 

À la prochaine lettre, chère amie. Souvent, souvent, je le dis sans exagération, à chaque minute je pense à vous et de toutes les forces de mon cœur aimant je vous envoie tous les bienfaits possibles. Soyez heureuse autant que possible.

 

Votre très aimant

P. Tchaïkovski

 

Sylvain Métafiot

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