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mercredi, 31 janvier 2018

Amer béton : « Taste of Cement » de Ziad Kalhtoum

 

Article initialement publié sur Le Comptoir

 

Lauréat de nombreux prix au sein de festivals internationaux où il fut accueilli avec ferveur, le documentaire « Taste of Cement » raconte le quotidien de travailleurs syriens, immigrés au Liban pour fuir la guerre civile de leur pays, s’affairant sur le chantier d’un gigantesque immeuble de Beyrouth. S’attachant à une mise en scène sensitive, avec un soin tout particulier accordé au son, le réalisateur syrien Ziad Kalhtoum ne sacrifie pas sa sensibilité d’artiste sur l’autel du discours militant, proposant une expérience de cinéma envoûtante sur un sujet pour le moins dramatique.

 

Petit rappel historique. De 1975 à 1990, le Liban a été le théâtre d’une guerre civile interconfessionnelle opposant, dans un premier temps, le Front libanais, à dominante maronite, à l’Organisation de libération de la Palestine, bras armé de la coalition “palestino-progressiste” musulmane. Interviendra par la suite l’armée israélienne (entraînant notamment le massacre des camps de Sabra et Chatila par les milices phalangistes), la coalition internationale, les partis chiites (Amal et Hezbollah) ainsi que des tentatives de cessez-le-feu émis depuis la Syrie. Près de 200 000 civils furent tués et des centaines de milliers d’autres exilés.

 

Vingt-un ans plus tard, la Syrie est elle-même en proie à une guerre civile à la suite de manifestations pacifiques réclamant, dans l’effervescence du Printemps arabe, la fin du régime autoritaire du président Bachar el-Assad. Réprimée dans le sang, la contestation du régime baasiste mute en conflit armé, entraînant dans son sillage une multitude d’acteurs (l’Armée syrienne libre, les brigades islamistes sunnites, le Front al-Nosra, l’État islamique, divers partis Kurdes syriens, les pays du Golfe, le Hezbollah, la Russie, l’Iran, les États-Unis…) et établissant une situation géopolitique d’une complexité inouïe. À ce jour, le nombre de victimes s’élève à plus de 500 000 et six millions de Syriens ont fui leur pays.

 

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Coup de marteau et coup de canon

D’une guerre à l’autre, les générations se succèdent, charriant leur lot de tourments et de traumatismes, de fuites et de renaissances. Dans la région du Proche-Orient, la fresque familiale est trouée par la perte et l’exil. C’est ce sentiment de déracinement que filme Ziad Kalthoum (lui-même réfugié à Beyrouth, puis à Berlin) : comment continuer à vivre malgré la mort environnante ? Comment trouver la force de bâtir lorsque la dévastation hante les esprits ?

 

« Les bâtisseurs fuient leur pays en guerre et reviennent ensuite pour le reconstruire. » Le ciment semble tout dominer, une matière circulaire qui traverse les époques et les frontières : symbole d’anéantissement lorsqu’il recouvre le corps d’un enfant pris sous les décombres à la suite d’un bombardement à Alep ; symbole de résurrection lorsqu’il permet la construction de nouvelles habitations sur les ruines des champs de bataille. Pourtant, cette reconstruction a un coût : les travailleurs syriens sont asservis par les promoteurs immobiliers, ne touchant que l’équivalent de quinze dollars par semaine et vivant à même le building, entassés dans les sous-sols sombres, humides et exigus. Prisonniers permanents des murs qu’ils ont eux-mêmes érigés. Coupés d’une population locale qui les rejettent.

 

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Ces bâtisseurs anonymes dont aucune parole n’est prononcée. Laissant parler leurs corps, dans le vacarme des machines. Impossible de témoigner directement de leurs conditions de travail sous peine de faire courir un risque à leur famille restée en Syrie ainsi qu’à leur propre emploi. C’est à travers leurs gestes répétitifs et leurs regards sombres que se déploie la double charge qui pèse sur eux : réfugiés d’une guerre civile et travailleurs exploités. Et quand survient le couvre-feu, à la chaleur écrasante du chantier succède l’obscurité de leurs “logements”. C’est dans leurs yeux que se reflètent les images d’actualité de la guerre en Syrie : quartiers bombardés, massacres de populations civiles, prises d’otages, exécutions sommaires… La télé et les smartphones tournent en boucle, imprimant sur leurs rétines l’ahurissante violence d’un conflit qu’ils ont cherché à fuir mais qui les accompagne durant leur solitude recluse.

 

« Nous volons un fil au ver à soie pour tisser notre ciel et clôturer cet exode

Nous ouvrons la porte du jardin que le jasmin inonde les routes comme une belle journée

Nous aimons la vie autant que possible. »

Et nous, nous aimons la vie, Mahmoud Darwich

 

Le regard comme témoin

La caméra de Kalthoum témoigne à leur place de cette difficile épreuve, sans didactisme pesant ni misérabilisme outrancier. La réalisation est, au contraire, très subtile, tout en glissements le long des façades et en contre-plongées aériennes, devenant presque onirique à la cime vertigineuse des tours ou lors d’un travelling littéralement renversant dans un camion malaxeur. Les hommes, quant à eux, ont le bénéfice de plans fixes, exposant avec pudeur leur silence résigné. Les rares paroles que l’on entend sont celles de souvenirs, rêvés ou reconstitués, qui sont ceux d’un homme donc de tous les hommes. Une seule voix suffit à retranscrire le périple de ces millions de travailleurs exilés. Ce sont les souvenirs d’un père maçon revenu de son travail à Beyrouth, de sa femme assoupie dans la cuisine, de son fils agité par son retour, écœuré par le goût du ciment qui envahit la maison puis son âme. Une manière de dire que la filiation passe par la transmission de la mémoire, fut-elle corrompu par l’amertume. Et en arrière-fond retentit, comme un refrain musical, le son de la mer, symbole du temps révolu et de l’espoir à venir.

 

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La mer comme réservoir du passé, contenant l’épave engloutie d’un char de la guerre civile libanaise. Contrepoint frappant des quartiers syriens réduits en poussière par les chars russes. La mer, surtout, comme échappatoire au bruit et à la fureur, quelle soit représentée en songe sur le mur d’une cuisine familiale ou qu’elle élargisse l’horizon désespéré des travailleurs immigrés. Cette carte postale vivante qui marque leurs âmes fatiguées comme une ecchymose et qui constitue aussi un appel d’air frais vers un avenir que beaucoup espèrent plus radieux. Une présence constante qui se manifeste lorsque le bruit du ressac se fond dans les coulées de ciment. Difficile d’échapper à la ville tentaculaire et ses parois de béton. Le ciel a beau refléter l’azur marin, « Beyrouth est toujours au-dessus de nos têtes, même debout au point le plus élevé du bâtiment ». Et pourtant, le regard ne cesse jamais de percer les nuages, d’étendre les perspectives et de chercher derrière la crête des vagues, les sommets des collines et les hauts murs de briques, une issue aux misères de l’existence et aux drames de la guerre.

 

Sylvain Métafiot

 

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