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lundi, 04 février 2013

Orwell sur pellicule


 

Article initialement paru sur RAGEMAG

 

Œuvre contre-utopique par excellence, 1984 de George Orwell a depuis longtemps connue une prospérité indéniable dans les salles obscures. Pas tant en termes d'adaptation qu'en celui d'influence. D'Alphaville de Jean-Luc Godard à Matrix des frérots Wachowski, en passant par Brazil de Terry Gilliam et Equilibrium de Kurt Wimmer, petite virée dans le cauchemar orwellien sur grand écran. Mais pas que...


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Publié en 1948, le roman archi-connu d'Orwell nous propulse dans une société totalitaire où la liberté individuelle n’existe pas ; les personnes sont broyées, conditionnées, enrégimentées, sous la coupe d'élites déshumanisés y faisant la loi pour leur propre intérêt.

 

1984 est aujourd’hui devenu le terme générique pour ceux qui veulent, sous forme de fable, pourfendre le totalitarisme de notre siècle, tous les totalitarismes ou formes totalitaires de domination, et pas seulement le communisme ou le fascisme que l’auteur a connu et combattu. Comme le note François Bordes, « Orwell est, en effet, devenu, une sorte d’imago, une projection fantasmatique. Son visage se confondrait alors avec l’image inconsciente d’un maître perdu, d’un penseur de gauche pur et “adorable“, au sens étymologique, c’est-à-dire que l’on peut adorer et prier dans l’espoir de retrouver une explication du monde ».[1]


Le cinéma n'échappe pas à cette réappropriation (parfois malencontreuse) du roman d'Orwell. Laissons de côté les adaptations des deux Michael (Anderson en 1956, Radford en 1984) pour se concentrer sur les références – explicites ou non – présentes dans certaines œuvres de science-fiction.

 

« Il arrive que la réalité soit trop complexe pour la transmission orale. La légende la recrée sous une forme qui lui permet de courir le monde » annonce la voix caverneuse au début d'Alphaville de Godard. Réalité d'un monde déshumanisé, mécanique et froid comme le carrelage des grands ensembles des années 60, préfigurant l'horreur urbaine dans toute sa splendeur (et faisant songer aux décors uniformes et glacés de THX 1138 (1971) de George Lucas). Légende d'un cinéma luttant contre la disparition de l'art et de la conscience dans les sociétés consuméristes post-modernes, avides de technologies et de contrôle. Une bureaucratie étouffante et kafkaïenne à l'instar de celle de Brazil, et des humains plus soumis qu'autonomes qui, s'ils ne sont pas prisonniers de cuves remplies de liquide amniotique comme dans Matrix, n'en demeurent pas moins esclaves (souvent inconscients) du système qui les écrase. Dans tous les cas la surveillance est proportionnelle au bonheur/Bien universel proclamés par l’État/Parti totalitaire.

 

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Violence mécanique contre lutte biologique


À l'instar de Winston déclarant « Je comprends COMMENT ; je ne comprends pas POURQUOI »[2], il ne faut jamais dire « pourquoi » mais « parce que » dans Alphaville. Ou quand les finalités du système nous obsèdent et nous échappent inlassablement. Le « pourquoi » étant la question légitime de tout homme libre désirant trouver un sens à l'absurdité du monde, quand le « parce que » découle de la logique implacable d'individus devenus machines qui ne savent rien mais calculs, enregistrent et se contentent de tirer des conséquences. La conséquence de cette logique ? La force comme seule et unique réponse : « Ici, il n'y a pas de pourquoi » répond le nazi d'Auschwitz à Primo Levi, qui venait de lui demander pourquoi il lui avait arraché le glaçon qu'il espérait lécher pour étancher sa soif.

 

Le Parti de 1984 se livre à l'élimination systématique des opposants, réels ou potentiels : on « épure », on arrête ou on « vaporise » à tout va. Les gens non assimilables par le système sont exterminés. Dans Matrix, les machines de Zero One dissolvent et recyclent les humains inutiles pour nourrir les vivants. Logique identique, en quelque sorte, à celle de Soleil Vert (1973) de Richard Fleischer. Dans Alphaville on condamne des hommes à mort pour avoir agis de façon illogique : pleurer la mort de sa femme est synonyme d'une rafale de mitrailleuse dans le bide. On exécute également les « anormaux » dans un théâtre en forme de chaise électrique géante, puis on les jettent aux ordures pour laisser la place à de nouveaux condamnés. Plus écolo qu'un programme d'Europe Écologie.

 

Mais certains peuvent être guéris à grands coups de propagande. On les envoient donc dans... un HLM (Hôpital de la Longue Maladie). Sous ses airs snob et pédant Jean-Luc est un sacré déconneur !

 

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Autre caractéristique, l'impérialisme exponentiel. Tout totalitarisme maintient un état où la guerre est totale et permanente en fédérant la masse contre un ennemi objectif en vue de réaliser un paradis terrestre (la fin de l’histoire ou la pureté de la race). Dans 1984 cela se traduit par les conquêtes extérieures se réalisant à travers la guerre aux deux autres États totalitaires (l'Estasia et l'Eurasia). Se considérant d'une race supérieure Alpha-60, l'ordinateur tout puissant d'Alphaville, ne trouve rien d'illogique à détruire l'homme ordinaire et à écraser les peuples « inférieurs » des autres galaxies. Devant la sidération de Lemmy Caution (« c'est impensable, une race entière ne peut être détruite ») l'ordinateur fasciste prétend tout calculer pour que l'échec soit impossible. Et Caution de rétorquer : « Je lutterais pour que cet échec soit possible. » Notamment en liquidant les savants fous qui « serviront d'exemple terrible à tous ceux qui prennent le monde pour un théâtre où la force technique et le triomphe de cette force mènent librement leur jeu. »

 

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Novlangue variable et temps malléable


Dans 1984 le parti manipule le langage à sa guise. Le déplacement des mots déréalise la réalité : c’est le but de la novlangue qui, en supprimant des mots et en les contractant, rend abstraite la réalité qu’ils décrivaient et détruit la pensée qui les sous- tendaient. C’est le cas notamment des termes majeurs comme « honneur, justice, moralité, internationalisme, démocratie, science, religion. »[3] La vérité historique est détruite : les rectifications sont des rectifications mensongères et les nouvelles statistiques sont des corrections de statistiques fantaisistes. Il s’agit de la substitution d’un non-sens à un autre. Tout est incertain, le passé est aboli dans la mesure où on peut le réécrire au gré des besoins de la politique quotidienne. Au sein d'Alphaville, des mots maudits disparaissent, remplacés par des nouveaux : « pleurer », « lumière d'automne », « tendresse » sont supprimés au nom de la rationalité. Personne ne sait plus ce que veut dire le mot « conscience ». Natacha cherche en vain sa signification dans la Bible, seul livre autorisé, transformé en dictionnaire réduit au strict logique minimum. Comme le dit cyniquement Alpha-60 : « La signification des mots et des expressions n'est plus perçu. Un mot isolé ou un détail isolé dans un dessin peu être compris mais la signification de l'ensemble échappe. »


Le roman de George Orwell accorde également une importance considérable à la question du temps car il représente un enjeu aux yeux du pouvoir. Maîtriser le temps, c’est assurer sa domination sur les citoyens en régissant tous les instants de leur vie. Les individus se trouvent dépossédés de toute appréhension personnelle du temps : non seulement ils ne décident pas de la façon de l’occuper, mais ils ne peuvent pas non plus se repérer dans l’histoire, puisque celle-ci fait l’objet de falsifications. Ils sont donc livrés, pieds et poings liés, à la structure du temps imposée par le Parti de façon autoritaire. En affirmant un présentisme absolu et indiscutable (« personne n'a vécu dans le passé, personne ne vivra dans le futur. Le présent est la forme de toute vie ») Alpha-60 est celui qui contrôle le passé et donc l’avenir, le présent et donc le passé.

 

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Huxley en contre-champ


Orwell, qu'on a tendance à mettre à toutes les sauces, n'est pourtant pas la seule référence du cinéma de science-fiction contestataire. L'influence du Meilleur des mondes (1932) d'Aldous Huxley est tout autant primordiale chez nos amis cinéastes.

 

Dans Le Meilleur des mondes, l’État mondial impose le bonheur à tous ses sujets grâce à l’abondance des biens renouvelables, la satisfaction des sens, la liberté sexuelle, la suppression de toute privation, de toute émotion, le soma euphorisant, etc. Les hommes sont donc heureux dans l’ordre matériel. C'est là une grande différence avec l'anticipation sombre d'Orwell dans laquelle le Parti a une soif insatiable de pouvoir total sur tout être humain existant. Par ailleurs, l'auteur de 1984 s'inspire davantage de la contre-utopie archétypale du Russe Evguéni Ivanovitch Zamiatine, Nous autres (1920), que du Meilleur des mondes car la soif de pouvoir, le sadisme et la cruauté sont absentes du roman d'Huxley, tandis que Zamiatine avait perçu ce côté irrationnel, barbare et fanatique du totalitarisme, essentiel selon Orwell.

 

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Bref, Le Meilleur des mondes au ciné, ça donne quoi ?

 

Ça donne Bienvenue à Gattaca (1997) d'Andrew Nicol pour la dimension eugéniste. Chez Huxley les bébés naissent en flacons par portées de jumeaux pouvant atteindre 16 012 individus, tous identiques, ne possédant aucune curiosité intellectuelle. Dans le film génial de Nicol le génotype des enfants est pré-sélectionné avant leur naissance et conditionne leur vie future, professionnelle comme sentimentale.

 

Ça donne Equilibrium (2002) de Kurt Wimmer pour l'annihilation des sentiments à coups de drogue permanente. Le prozium du film, censé protéger les hommes de leurs passions destructrices, renvoi au soma du livre qui réduit tous les obstacles entre le désir et la satisfaction et permet de se libérer de la réalité au profit du rêve.

 

Ça donne THX 1138 imposant le bonheur obligatoire et le consumérisme comme horizon indépassable : « Achetez plus et soyez heureux. » Cependant, l’interdiction de acte sexuel renvoi à la ligue Anti-sexe de 1984.

 

Enfin, on revient à Alphaville dont le nom fait directement écho à la caste suprême du Meilleur des mondes : les Alphas. Les sujets de l’État mondial imaginé par Huxley, répartis en castes immuables (alpha, bêta, gamma, delta et epsilon) dès leur mise en flacon, ne questionnent pas même la légitimité de la place et des tâches qui leur sont assignées. Le pouvoir absolu choisit, dirige, réprime et neutralise tout ce qui pourrait menacer l’ordre. Alphaville, cité des êtres supérieurs dénués d'émotion inutiles, le monde des meilleurs en somme.

 

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Quand j'entends le mot « art » je sors mon lance-flamme


Une autre constante contre-utopique, que l'on retrouve dans quasiment tous les films cités, est la disparition de l'art. L’art, qui se nourrit de tragédies, de larmes, d’angoisses, de passions violentes, n’a pu survivre dans le monde du signe de T (comme le modèle de voiture T de Ford), pas plus que dans celui de Big Brother. Par exemple, la littérature fait peur à l’institution car le patrimoine culturel, le pouvoir des mots pourraient contrecarrer la soumission aux stéréotypes officiels, susciter une pensée personnelle, déstabiliser le discours d’autorité. La littérature véhicule une représentation du monde ancien qu’il faut détruire. Elle informe, éveille, aiguise l’esprit critique, transmet de génération en génération des textes qui restent toujours vivants. On brûle donc les tableaux dans Equilibrium, les livres dans Fahrenheit 451 et lorsque Alpha-60 demande à Lemmy Caution : « Savez-vous ce qui transforme la nuit en lumière ? », celui-ci répond : « La poésie. »

 

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L'amour comme acte politique


Et l'espoir dans ce cauchemar ? Le seul recours au monde inhumain est incarné par le rebelle, l’opposant, le dissident, le fugitif, le réfractaire, les prolétaires des bas-fonds de Londres d’Orwell, les sauvages de la réserve d’Huxley. Et plus que tout, c'est l'amour qui constitue l'acte révolutionnaire par excellence face à la machine totalitaire. Dans 1984, tout amour, tout lien érotique, toute tendresse, donc toute fusion intime personnelle, est prohibé, car échappant à l’emprise de l’État. Comme pour I-330 dans le roman de Zamiatine, et de manière plus ambiguë pour Lenina dans celui d’Huxley, c’est une femme qui incarne la rébellion, la possibilité de la dissidence, tout simplement parce que, malgré ses travers et ses manques, elle incarne la vie, le vivant, ce qui est par définition et essence impossible à totalement canaliser. Ainsi, l'embrassement de Winston et Julia « avait été une bataille, leur jouissance une victoire. C’était un coup porté au Parti. C’était un acte politique. »[4] L'amour, cette  « chose qui ne varie ni le jour ni la nuit, dont le passé représente le futur, [...] une ligne droite qui pourtant, à l'arrivée, a bouclé la boucle. », énigme du Sphinx Caution à Alpha-60 qu'il ne pourra trouver sous peine de devenir humain (« mon semblable, mon frère ») et donc de s’autodétruire.

 

C'est Trinity qui ramène Néo d'entre les morts grâce à un baiser-prince-charmant qui déstabilise les agents. C'est Natacha qui prononce lentement « Je...vous...aime », les derniers mots du film de Godard, se sauvant elle-même de l'aliénation mentale. Une fin infiniment plus optimiste que celle de 1984 où les anciens amants, après un passage terrifiant au Ministère de l'Amour, ont retournés leur amour réciproque pour celui, véritable, envers Big Brother. En ce sens, Brazil est plus fidèle à la contre-utopie d'Orwell avec un faux espoir final des plus déprimants.

 

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Le refus brûlant d'abdiquer


Dans Le Meilleur des mondes, John le Sauvage, face à l’humiliant esclavage d’une structure sociale fermée et étouffante, réitère son droit à la transgression : « Mais je n’en veux pas du confort. Je veux Dieu, je veux de la poésie, je veux du danger véritable, je veux de la liberté, je veux de la bonté. Je veux du péché. »[5] « Le droit d’être malheureux » qu’il revendique en toute lucidité participe de la condition et du bonheur d’être un homme véritable.

 

Demeurer un homme en refusant la perfection mathématique de la raison instrumentale c'est ce que fait Lemmy Caution en répliquant à l'un des 14 milliards de centre nerveux composant Alpha-60 qui trouve logique de le condamner à mort : « Je refuse de devenir ce que vous appelez normal. [...] Allez vous faire foutre avec votre logique ! »

 

Boîte noire

 

Sylvain Métafiot


"Orwell sur pellicule", article publié sur RAGEMAG, 26/01/2013, URL : http://ragemag.fr/orwell-sur-pellicule/



[1] BORDES François, « French Orwellians ? La gauche hétérodoxe et la réception d’Orwell en France à l’aube de la Guerre froide », Agone, n° 45, mars 2011, p. 142

[2] ORWELL George, 1984, Paris, Gallimard, 2005, p. 288

[3] ORWELL George, 1984, Paris, Gallimard, 2005, p. 429

[4] ORWELL George, 1984, Paris, Gallimard, 2005, p. 183

[5] HUXLEY Aldous, Le meilleur des mondes, Paris, Plon, 1994, p. 265

 

Commentaires

 

Bonjour,
Pour alimenter le débat, et éclairer d'un nouveau jour cet excellent article, sachez que "Nous autres" de Ievgueni Zamiatine a fait l'objet récemment d'une adaptation musicale fidèle à l'oeuvre.
Réalisé par Rémi Orts Project ˇAlan B, ce concept album s'intitule "the glass fortress".
Toutes les infos sur:
http://www.remiorts.com/index.php/albums-remiorts/41-remi-project/96-the-glass-fortress
Bonne écoute !
Alain

 

Merci pour votre commentaire, bourret.

La forteresse de verre... c'est exactement ça "Nous Autres" ! Je suis très curieux d'écouter cet album d'autant qu'adapter un roman en musique est une démarche pour le moins originale.

Merci d'avoir partagé cette information.

 

Vous me direz ce que vous en pensez !
bonne soirée à vous

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