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lundi, 05 décembre 2011

L'identité ou l'altérité comme frontière intérieure

L'identité ou l'altérité comme frontière intérieure, Raphaël Enthoven, Keren Ann, forum Libération,Sylvain Métafiot,

 

Si certaines conférences (car peu étaient de vrais débats) furent quelque peu soporifiques durant le forum Libération, tel ne fut pas le cas de celle intitulée « Peut-on se construire sans frontières ? » réunissant la musicienne Keren Ann et le philosophe Raphaël Enthoven.

 

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Force fut de constater que face à Raphaël Enthoven, la pensée autobiographique de Keren Ann fit un peu pâle figure (pour ceux qui ne la connaitraient pas, c'est une sorte de Carla Bruni avec un cerveau, du talent et une très belle voix, bref le contraire d'« une pute à frange au bras d'un beauf à gourmette » comme dirait Gaspard Proust) tant le déroulement de la pensée de l'ancien présentateur de France Culture était fluide, accessible et bien construit.


La réflexion de Ann porta principalement sur ses propres expériences vécues : le souvenir de son père Polonais qui perdit sa nationalité au profit de celle de la perfide Albion, sa profession de chanteuse qui lui permet de survoler les frontières (quitte à être considérée partout comme Française sauf en France) et d'avoir le choix d'être chez soi ou étrangère dans n'importe quel pays ou ville comme tout bon cosmopolite qui se respecte.

 

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Enthoven prit ensuite (son envol) de la distance et rappela que le mot frontière est un oxymore - l'organe-obstacle de l'altérité pour reprendre Vladimir Jankélévitch - un paradoxe brut car l'homme est séparé du monde par les moyens qu'il se donne pour le connaître. Nous voilà embarqué dans une réflexion sur la frontière identitaire, propre à chacun, davantage que sur son aspect géographique et politique (même si cette dimension reviendra ultérieurement). Bardamu, le héros de Voyage au bout de la nuit, ne ressent-il pas l'expérience du gigantisme et de la petitesse lorsqu'il arrive à New-York, celle ville debout fait d'individus-maisons, où la solitude se révèle au milieu de la foule ? C'est l'intuition d'appartenir à un monde commun qui fait que l'on ferme les écoutilles. Une intuition portée par Arthur Schopenhauer qui affirma au grand jour que l'égoïsme est le moteur premier des individus tout en affirmant que si les frontières étaient réelles on n'aurait pas besoin de garde-frontières. Pour Enthoven, l'identité c'est l'altérité de soi, c'est l'être-autre, reprenant par-là même la réflexion de Clément Rosset qui affirmait, dans Loin de moi : « moins je me connais, mieux je me porte ».

En effet, ce réaliste radical qu'est Rosset reprend la critique humienne de l'identité personnelle : Il essaye de montrer que le trouble identitaire n’implique pas que nous ayons derrière notre identité officielle, visible, et pour le dire d’un mot, sociale, une identité cachée, intime, une espèce de moi secret qui ne se révélerait à personne et même pas à moi. Cette idée d’un moi secret qui se cache derrière le moi visible est une illusion d’origine notamment romantique, comme c’est le cas chez Rousseau, et sa critique s’inscrit dans la ligne générale de sa critique de l’illusion. Si perte d’identité il y a, tant dans un livre que dans l’autre, c’est toujours une perte de ce moi réel qu’il appelle le moi social pour l’opposer à l’illusion ou à la fantasmagorie d’un moi intime, à ce qu’il appelle la hantise du soi, comme si on était hanté par un autre moi qui serait le vrai moi. Il raconte à ce sujet, dans Loin de moi, une anecdote tout à fait fascinante. C’est l’histoire d’un imprimeur qui a repris l’affaire de son père, qui est mort. Au lendemain des funérailles, il trouve une enveloppe qui porte de la main de son père la mention « à ne pas ouvrir ». Après avoir résisté six ans, il finit par violer le secret, et dans l’enveloppe il trouve trois cents petites étiquettes destinées à la clientèle avec « à ne pas ouvrir ». Cette histoire illustre de façon saisissante la déception qu’il y a toujours à vouloir percer ce qu’on s’imagine être la personnalité secrète d’autrui, car cette personnalité secrète n’existe pas. C’est ce qu’il a voulu dire dans son livre. D’où le titre: Loin de moi.

 

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Pardonnez cette longue digression et revenons-en à l'exposé d'Enthoven, voulez-vous. Proust dit que les grands livres sont écrits dans une langue étrangère et la musique est la langue étrangère par excellence, ce à quoi Keren Ann ajoute qu'elle est plus précise avec la musique qu'avec les mots, les frontières langagières étant clairement perceptibles (« la langue anglaise est triangulaire, la langue française est ronde »). Romain Gary affirmait à ce propos, dans Adieu Gary Cooper, que la barrière de la langue se manifeste quand deux hommes parlent la même langue. Incommunicabilité verbale vs communion musicale.

 

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Revenant sur un terrain plus politique, Raphaël Enthoven s'en pris à la démondialisation d'Arnaud Montebourg, affirmant que ce concept était démagogique et faux car ce serait croire que l'on pourrait remonter le temps de la mondialisation qui est un phénomène spatial autant que temporel, comme si la France pouvait à elle seule renverser le cours des choses alors qu'un des paradoxes de la démondialisation, outre le fait que ce genre d'idées anti-capitalistes s'accommodent parfaitement du système qu'elles combattent (les bouquins d'Onfray et de Badiou se vendent comme des petits pains), est qu'elle devrait être mondialisée pour fonctionner. Par ailleurs, cette rhétorique sécuritaire est la même que celle de l'UMP ce qui traduit une certaine lepénisation des esprits à gauche qui ne date pas d'hier (déjà dans Germinal, Zola faisait dire à Maheu : « Ce ne sont pas les étrangers qui vont nous piquer notre travail ! »)

 

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Le véritable monde sans frontières semble finalement être celui d'Internet qui fascine la nerd Keren Ann mais qui l'horrifie quant aux traductions lamentables de Google translations. De plus, prenant appui sur les révolutions arabes, Raphaël Enthoven considéra que si en dictature les réseaux sociaux, tels que Facebook et Twitter, ont joué un rôle déterminant dans la libération des peuples opprimés, en démocratie ils se transforment en little brother où tout citoyen étale, dans la joie et la bonne humeur, toute sa pathétique vie – y compris ses opinions se persuadant qu'elles ont un semblant d'intérêt - sur la Toile, à la portée de tout le monde. La surveillance généralisée ne provient pas d'un pouvoir totalitaire mais de tout un chacun, soit le rêve pour les services secrets : « un portable est plus dangereux que Balkany à Levallois-Perret ». A méditer en cette ère de technophilie exacerbée et de valorisation à outrance du moi égocentrique...

 

Sylvain Métafiot


Article également disponible ici.

 

Commentaires

 

Ce qu'il y a de bien avec les erreurs, c'est que nonobstant tous les efforts, toutes les démonsrations que l'on peut faire pour nier que ce soit des erreurs, elles finissent toujours par faire l'aveu de leur nature. Les faits sont têtus.
On donne aux mots qui la désignent, le sens qui nous arrange, alors que le principal problème est justement d'avoir une idée juste de la chose.
Pour la mondialisation/démondialisation, par exemple, je ne suis ni économiste, ni philosophe, ni banquier, donc je suis un béotien.
Je constate simplement que cela dysfonctionne gravement. Je constate que les solutions utilisées par les tenants du système ne changent rien. J'entends partout l'aveu de l'absurdité de la chose. Et j'entends, par exemple, monsieur Jérôme Cazes, ancien dirigeant de la Coface entre autre, déclarer ceci : il n'y a pas de pilote dans l'avion et c'est l'anarchie parmi les financiers et les banquiers.
Il fallait autrefois, que l'Etat ou des organisations justifient, juridiquement le système et le règlementent. Il semble que ce soit terminé. Donc cela pourrait très mal se terminer.
Après la chute du mur de Berlin, la chute du "mur-de-la-rue".

 

Jérôme Cazes est dans le vrai : le système capitaliste sous sa forme libérale contemporaine fonce dans le mur en klaxonnant.
Remédier à la folie régnant chez les banquiers et les traders par un retour de l'Etat dans l'économie sans pour autant déboucher sur une planification globale semble inévitable.

Enthoven partage ce double constat.
Il regrette simplement que la gauche (du moins, une certaine gauche) use de procédés et rhétoriques démagogiques pour y remédier.

Un peu à la manière de Michael Moore qui utilise des méthodes manipulatrices et des contre-vérités dans ses films pour "lutter" contre le système économique américain (effectivement détestable).
Mais on lui pardonne car c'est pour la "bonne cause".
Se battre pour un meilleur système économique et social ne justifie pas de prendre les gens pour des cons.

 

" Enthoven prit ensuite (son envol) de la distance et rappela que le mot frontière est un oxymore - l'organe-obstacle de l'altérité pour reprendre Vladimir Jankélévitch - un paradoxe brut car l'homme est séparé du monde par les moyens qu'il se donne pour le connaître. "...."En effet, ce réaliste radical qu'est Rosset reprend la critique humienne de l'identité personnelle : Il essaye de montrer que le trouble identitaire n’implique pas que nous ayons derrière notre identité officielle, visible, et pour le dire d’un mot, sociale, une identité cachée, intime, une espèce de moi secret qui ne se révélerait à personne et même pas à moi. Cette idée d’un moi secret qui se cache derrière le moi visible est une illusion d’origine "

Je ne crois pas.

D'abord, il n'y a échanges que lorsqu'il y a frontière. Ensuite, il n'y a d'organisme vivant que lorsqu'il y a frontière pour le protéger du milieu extérieur. Seulement la frontière n'est pas un mur. Elle filtre.

Quant au trouble identitaire, il vient, à mon avis, du fait que nous devons assumer en permanence un terrible paradoxe ou une contradiction.
D'une part l'identité se pose face aux autres identités comme différente, singulière. C'est le principe de l'identité : tel que je suis, je ne suis pas toi.
D'autre part, il n'y a d'identité que dans le cadre d'une échange, d'une communication. Pour ne pas être toi, il faut que "toi" existe, et il faut comparer, dialoguer. Or, cela n'est possible qu'en échangeant du semblable, du collectif. Le singulier ne se dit pas, il ne pourrait être reconnu, compris.
Se distinguer et s'unir. S'exprimer en exprimant ce qui n'est pas spécifiquement soi.
(p.s. jl = thomas)

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