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lundi, 07 juin 2010

La Démobilisation politique

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Résumé exhaustif du livre collectif La Démobilisation politique, réalisé sous la direction du rechercheur Frédérique Matonti et avec la participation, entre autres, de Bastien François, Julien Fretel, Bernard Pudal, Jean-Baptiste Legavre, Jean-Babriel Contamin, Annie Collovald...

 

Le choc du 21 avril 2002 aurait été, selon les commentaires de l'époque, le fruit d'un vote massif en direction du populisme d'extrême-droite et d'extrême-gauche. Mais ces réactions à chaud sont contestables car elles relèveraient d'un retour à l'orthodoxie sur le mode du nouvel électeur rationnel mais plutôt méchant, et non plus intelligent comme dans les années 1980, dépassant les sociologies déterministes. Pourtant, ces approches oublient tout le travail de mobilisation participant à la légitimation des systèmes politiques. De fait, ces mécanismes de mobilisation politique semblent grippés (intermittence des votes, non-inscription, baisse du nombre de militants, coupure entre professionnels politiques et profanes, etc.) et il conviendrait de parler de démobilisation politique. La légitimité du système politique et la capacité des individus à s'y orienter seraient remises en questions. Il conviendrait donc de ne pas couper l'électeur de son environnement politique et social et de proposer une vision large de la démobilisation politique.


I / Le 21 avril 2002 et la crise de la représentativité présidentielle. (Bastien François)

 

Si le premier tour des élections présidentielles de 2002 a été un choc, il n'a pas permis de remettre fondamentalement en cause le régime politique et sa « clé de voûte », la présidence de la République. Du point de vue de l'institution présidentielle il n'y a pas eu de « séisme » mais plutôt la prolongation d'un processus engagé depuis longtemps, c'est-à-dire la faillite de l'élection présidentielle à remplir le rôle qui lui est assigné depuis quarante ans (un grand moment de mobilisation démocratique permettant de clarifier les principaux choix de gouvernement).

 

Concernant l'abstention on remarque que plus de 30 % des Français s'abstiennent aux municipales (2001), entre 35 % (1998) et plus de 50 % (2010) aux régionales, plus de 55 % aux européennes (2004) et 70 % lors du référendum sur le quinquennat en 2000. En 2002 ce sont 30.8 % des électeurs inscrits qui n'ont pas voté pour l'un des seize candidats en lice. On peut parler de vote intermittent comme le fait d'électeurs inscrits cumulant toute une série de handicaps sociaux (absence de diplôme, chômage, emploi précaire) et d' « abstentionnistes dans le jeu » (Muxel) manifestant habituellement un certain désintérêt du jeu politique. Ce type d'abstentionnisme participe moins d'un sentiment d'exclusion ou d'une protestation diffuse que d'un malaise et d'une difficulté de reconnaissance face à l'offre électorale. En somme, et même pour les votants « normaux », la participation à l'élection présidentielle ne va plus de soi.

 

Un autre record lors de cette élection fut le nombre de candidats : seize ! Mais si lors des première élections présidentielles, les « petits candidats » cumulaient un poids relativement marginal (8,1 % en 1965, 11,1 % en 1969, 9,1 % en 1974), en 2002 ils totalisent presque la moitié des suffrages exprimés (47 %). Il convient alors de s'interroger sur la fragmentation de la représentativité des candidats choisis par les électeurs. Les deux finalistes n'ayant été choisis que par le quart des inscrits (25,4 %), les trois candidats sur le podium dépassant à peine le tiers du corps électoral (36,6 %). Ils semblent difficilement « représentatifs » des électeurs inscrits. Jacques Chirac a été choisi par un peu plus de 5,6 millions des citoyens ; plus du double n'a pas participé au scrutin ; 13,4 millions n'ont voté ni pour lui, ni pour Jean-Marie Le Pen, ni pour Lionel Jospin. Il ne s'agit donc plus, en matière d'institutions, de mesurer l'ampleur d'un « séisme », mais plutôt de savoir si la place accordée à l'élection présidentielle n'est pas devenue totalement décalée par rapport à la démocratie française. Les cohabitations nous ont montré que nous pouvons être gouvernés sans ce « monarque républicain » tout-puissant qu'est le président de la république. Par ailleurs, un sondage indique qu'en mai 2002, 57 % des personnes interrogées estiment que les institutions fonctionnent « plutôt mal », et 72 % pensent qu'elles « sont dépassées et qu'il faut les changer ». Pourtant, en dépit de ses « aléas » démocratiques, l'élection du président au suffrage universel continue à être plébiscitée. Le chemin vers une réforme institutionnelle est encore long.

 

 

II / Quand la « crise de la droite » débouche sur la victoire de l'UMP. (Julien Fretel)

 

La crise du 21 avril 2002 aurait surtout été celle de la gauche, coupable de n'avoir pas su « écouter les Français ». Dans ce jeu d'imputation des « fautes politiques », la droite a été relativement épargnée. Pourtant, dès 1997 les commentateurs politiques avaient perçu la droite dans un « phénomène de crise sans précédent », non un mauvais passage propre aux effets mécaniques de l'alternance mais un « chaos profond ». Jusqu'en 2002 la droite a portée l'étiquette du futur perdant (« La France a la droite la plus bête du monde »). Il semble plus pertinent de considérer la crise comme un régime d'action périodique dans lequel, la droite française, depuis vingt ans, est condamnée à se recomposer.

 

Il faut revenir sur la façon dont les médias, et les dirigeants conservateurs eux-mêmes, ont analysés les résultats des élections législatives de 1997. La dissolution de l'Assemblée nationale décidée par Jacques Chirac, qui a vu la victoire de la gauche, a eu l'effet d'un séisme politique à droite. La « mort du gaullisme » est devenue une des clés de compréhension de l'état de décomposition supposée de la droite. A travers elle, c'est aussi la personnalité de Jacques Chirac qui a été indirectement visée. Au cours de cette période, une partie de la science politique française a emboîté le pas à ce credo « crisologique » : selon René Rémond l'effondrement de la droite résulterait de la forte propension de ses dirigeants à répugner à s'allier en parti politique au sens strict du terme. Chez les leaders gaullistes et centristes l'interprétation de ces revers électoraux fut du même ton que celle de la presse et des politologues. Nicolas Sarkozy, dans son livre Libre, a déploré l'inefficacité des formations conservatrices et a appelé à un sursaut pour éviter la disparition de la droite. Au fil des interviews, ils ont expliqué qu'ils se « sentaient en bout de course » (Gilles de Robien).

 

La perte sèche de postes de députés après les élections législatives de 1997 et la multiplication des affaires judiciaires ont persuadé les dirigeants conservateurs qu'ils risquaient de vivre leurs dernières heures sur la scène publique. De fait, l'autorité des chefs de partis a perdu de sa consistance, et des cadres se sont sentis habilités à contester la légitimité de leurs aînés. De plus, l'incapacité à faire semblant de se rassembler a noirci davantage l'horizon des dirigeants conservateurs : « Pendant cette période, on faisait à la limite ce qu'on voulait. [...] Il n'y avait plus de parti ni de chef ». « Dans ces temps difficiles, on avait l'impression qu'il y avait une prime politique à la trahison » (François Bayrou). Plus les uns et les autres s'exprimaient sur l'état de la crise, plus ils accréditaient la thèse de la faillite à droite, et plus ils constataient la perte de leur crédit sur la scène politique en endossant la posture de la victime réduite à exhiber sa piètre condition de perdante. En 2000, les Français percevaient négativement la notion de droite (43 %) et avaient une bonne opinion de celle de gauche (55 %). « Bon les choses sont simples, le RPR est mort » (Philippe Douste-Blazy), « Nous, on est à la traîne, on est fichu » (Pierre Méhaignerie).

 

Certains dirigeants ont voulu anticiper les échéances à venir en proclamant que le temps de la sortie de crise était enfin arrivé. C'est la Nouvelle UDF de François Bayrou qui a endossé ce rôle la première. Mais, forts de certaines victoires locales, plusieurs jeunes cadres du RPR et de l'UDF ont saisi la thématique de la proximité pour dépolitiser un débat dans lequel ils étaient faible face à la gauche et aussi pour se donner à voir comme une nouvelle génération de dirigeants de droite vierges de toute responsabilité en matière d'échec électoral. A quelques mois de la campagne présidentielle de 2002, la droite présentait pourtant tous les signes de « l'ingouvernabilité ». Il convenait donc de préparer la défaite en se montrant modeste, en se repliant sur le « local ».

 

L'appel à l'union est devenu le principal registre du discours de la droite. C'est l'équipe de campagne de Jacques Chirac qui a voulu jouer le plut tôt possible la carte de l'union de l'opposition afin de pas passer pour des diviseurs. « En fait, on fait tout et n'importe quoi, car on ne sait pas comment faire pour gagner ou pour perdre le moins possible ». D'un côté, François Bayrou cherchait à consolider son rôle de leader dans son parti : l'équipe de campagne voulait faire de Bayrou le futur homme fort de la droite pour les cinq prochaines années. Mais de nombreux élus locaux UDF, convaincus de la future défaite, ont refusé de faire campagne afin de concentrer leurs ressources sur les élections législatives. Douste-Blazy a essayé de contester le leadership de Bayrou par « le flanc » : selon lui, une défait de la droite irradierait tous les candidats de l'opposition aux élections législatives.

 

Lors de sa victoire en 2002, la droite devait concrétiser ses promesses de rassemblement et d'union proclamées durant la campagne. Il était, par ailleurs, impossible pour certains membres de l'UDF de revenir dans leur formation d'origine après avoir diagnostiqué la mort de leur parti car ils s'exposeraient à des représailles de la part des dirigeants en place et des militants. L'idée d'un parti unique de la nouvelle majorité présidentielle présentait-elle l'avantage pour Chirac de mettre en place un dispositif de désignation des candidats aux élections législatives favorable aux gaullistes et de dépecer les organisations rivales (DL et UDF). L'originalité du second tour de la présidentielle (absence de la gauche), a remis sur pied les acteurs d'une crise pour laquelle nul n'avait trouvé de remède.

 

Finalement, ces contextes apparaissent comme des séquences périodiques durant lesquelles les professionnels politiques sont condamnés à rechercher individuellement une solution à la crise, ce qui accroit la fluidité de leurs formations respectives. Le discours journalistique apporte confirmation à cette thèse dans la mesure où les commentateurs, après la victoire du PS aux élections régionales de 2004, ont de nouveau décrété l'état de crise à droite ainsi que l'échec de l'UMP. La droite aurait donc retrouvé ses « mauvaises habitudes ».

 

 

III / La crise intellectuelle du communisme français, 1956-2003. (Bernard Pudal)

 

Durant l'époque stalinienne, la configuration du pouvoir symbolique au sein des partis communistes était centrée sur Staline. Cela structurait le dispositif du mode de production ecclésial de la « doctrine du parti ». La mort de Staline en 1953 remet en cause les fondements de cette autorité politique. La crise intellectuelle du communisme français se distingue en trois périodes :

 

  • L'aggiornamento (mise à niveau) inabouti (1956-1977). Le rapport «secret» de Nikita Khrouchtchev en 1956 assène un coup au capital politique collectif du communisme: il brise la relation magique d'identification qui liait les militants à Staline en discréditant celui-ci. Pour combler le vide symbolique on remplace «Staline» par «collectif». Accolé à la «direction» du PC qui doit redevenir «collective», il est également associé à l'expression d'«intellectuel collectif». Les intellectuels de profession doivent importer les capitaux intellectuels avant que les dirigeants communistes en fixe le «sens» politique. Par exemples, le Centre d'études et de recherches marxiste organise en 1961 les Semaines de la pensée marxiste qui suscite l'intérêt, tout comme l'économie politique marxiste. Il y a une distinction (à la base de l'«attention différentielle» envers les intellectuels) entre sciences «dures» et œuvres d'art d'un côté et sciences humaines d'un autre: les premiers ont une certaine indépendance quand les secondes sont contrôlées a posteriori par les organismes compétents et notamment les thèses controversées. Cela permet de maintenir la légitimité partisane sur les productions intellectuelles qui touchent la définition de la ligne du parti. La primauté doit revenir in fine au groupe dirigeant dans l'étiquetage de la théorie mise en avant. Alors que dans les années 1950 les intellectuels n'avaient que deux choix possible (se soumettre ou se démettre), leurs marges de manœuvres avec l'autorité devinrent plus étendues. La direction du PC doit de plus en plus tenir compte des effets de l'autonomie relative des champs de production intellectuels.

 

Après Mai 68, nombre d' « intellectuels de profession » rejoignent le PC. Alors que les intellectuels gagnent en puissance dans la presse et l'édition, la légitimité de la direction du parti décline. Les intellectuels profitent de cette liberté pour publier des thèses sensibles (Le Phénomène stalinien de Jean Elleinstein par exemple), notamment dans La Nouvelle Critique (dont l'audience ne cesse de grimper) qui est le lieu de négociations et d'arbitrages entre intellectuels communistes. A la faveur de l'émergence d'un eurocommunisme, Gramsci est érigé en figure d'identification et théoricien marxiste ad hoc. Il est considéré comme un héros intellectuel pouvant s'inscrire dans la mémoire officielle communiste. Ces évolutions affectent aussi des permanents et des élus communistes qui adoptent la posture d'intellectuels critiques.

 

  • Georges Marchais et le PC comme intellectuel collectif (1978-1993). Jusqu'à cette époque, les conflits et dissensions internes soit contrôlés soit exploités pour donner une «image» démocratique du PC. Au compromis instables et fragiles succède des conflits ouverts qui susciteront le départ de nombreux intellectuels. Louis Althusser est dépité quand au statut concédé à la «théorie» au sein du parti. Marchais déclare en 1978: «Notre Parti est devenu en lui-même un intellectuel collectif développant sa théorie et sa politique. Les intellectuels membres du Pari contribuent à cette élaboration». Georges Labica voit dans ce rappel à l'ordre la réactivation de l'époque stalinienne. Marchais resserre ses relations avec l'URSS en soutenant l'intervention soviétique en Afghanistan. La production intellectuelle est réduite à la publication d'ouvrages destinés à expliquer la politique du PC. La culture stalinienne est également de retour dans les conflits interne: «l'appel à la conscience et à la raison des communistes du Doubs» utilise la même rhétorique que celle des procès de Moscou. Malgré de nombreuses critiques, le calcul stratégique prime.
  • Le marketing politique de Robert Hue (1994-2002). La politique de Marchais s'effondre en même temps que les régimes communistes dans les pays de l'Est et oblige une adaptation dans un contexte intellectuel déplorable. Le nouveau secrétaire du parti, Robert Hue, se tourne vers les «savoir-faire» de la communication politique à l'aide de sondages, de slogans publicitaires, etc. Les mots-symboles du parti sont remplacés par le «parler Hue»: le bureau politique devient le bureau national, etc. Mais le militantisme, et avec lui «l'esprit de parti», s'estompent. Sur la scène médiatico-politique le staff de Hue s'en remet aux conseiller en communication, tandis que sur la scène intérieure le parti subit une crise symbolique favorisant des discours et pratiques démocratiques. Mais les échecs électoraux du PC donnent tort à la direction de Hue.

 

En somme, le déclin du PC est moins le résultat mécanique d'une nécessité historique extérieure au communisme que l'effet d'une crise symbolique constante caractérisée par l'impossibilité pour des hommes d'appareil et les intellectuels de faire la révolution contre les hommes d'appareil et leurs alliés.

 

 

IV / Les journalistes politiques : des spécialistes du jeu politique. (Jean-Baptiste Legavre)

 

Les journalistes politiques s'attachent à décrire quotidiennement les stratégies des compétiteurs pour l'occupation des positions de pouvoir, les rivalités de personnes, etc. En craignant de se faire doubler par un confrère sur une « petite phrase », ils oublient que la politique c'est aussi des programmes, des politiques publiques pouvant susciter autant, si ce n'est plus, d'analyses, de comparaisons, de reportages, afin de définir leurs usages et leur effets pratiques. De fait, l'écriture médiatique (en n'oubliant pas que les journalistes politiques sont pris dans des réseaux de contraintes), telle qu'elle est perçue par les lecteurs, peur renforcer la critique à l'égard de la politique.

 

Aux Etats-Unis, les journalistes politiques sont qualifiés de horse-race-journalism (course de chevaux), expression reprise en France : les journalistes ne rendraient plus seulement compte d'une course d'obstacle mais dévoileraient les « logiques de communication des candidats ». Entre la troisième et la cinquième République les rédacteurs étaient, avant tout, des intermédiaires entre les parlementaires et les citoyens. Aujourd'hui on est dans une logique de « décryptage » et de « vulgarisation ». Mais les journalistes s'intéressent peu aux programmes et aux politiques publiques, et préfèrent rendre compte des échanges dans le jeu politique. On observe une division du travail entre les reporters du service Régions couvrant les enjeux et ceux du service politique couvrant le jeu. Des analyses quantitatives de la lecture médiatique montre une hypertrophie du « jeu » au détriment des « enjeux ». Le jeu occupe environ 70 % de l'espace d'information : sur huit quotidiens, sept proposent plus de 85 % d'articles concernant le jeu politique. Les enjeux, en revanche, représente 3,5 % des articles à Libération, 8,5 % pour Le Figaro, etc.

 

Les journaux s'attachent tout particulièrement aux compétitions de personnes, notamment les leaders régionaux. Mais les femmes candidates ne reçoivent pas le même traitement médiatique que les hommes : « les candidates sont toujours ramenées à la singularité de leur condition de femmes » (Dulong et Matonti), le prénom étant une composante traditionnel du « rôle privé » : « Ségolène » pour Ségolène Royal, « Sarkozy » pour Nicolas Sarkozy. Mais toutes les femmes n'ont pas la même probabilité de se voir nommer par leur prénom (jamais les présidentes de régions) et des hommes peuvent recevoir de telles dénominations (« Dédé » pour André Santini). Certains ont même intériorisé ce jeu de proximité (Ségolène Royal signe ses autographes « Ségolène ») afin de faire « plus proche », « plus humain », afin de résoudre - de façon illusoire - la crise de la représentativité entre les gouvernés et les gouvernants.

 

Ces évolutions s'expliquent par : le déclin des idéologies (les programmes se ressemblent donc n'ont que peu d'intérêt) ; la logique marchande de la course à l'audimat favorisant la personnalisation et la dramatisation ; les ressources en sciences sociales des journalistes les pousseraient à décrypter la stratégie des compétiteurs. Mais à l'intérieur des rédactions, tous les journalistes n'ont pas la même définition du « bon » travail journalistique : les journalistes non « politiques » sont souvent pris de haut par les journalistes politiques. Par ailleurs, une ancienne journaliste politique avoue qu' « on nous apprenait à fabriquer des évènements politiques ». De plus, la « circulation circulaire de l'information » (Bourdieu) entre rédacteurs de journaux concurrents accentue la focalisation sur le jeu politique, de façon uniforme. Il faut « être investi, pris dans le jeu », être dans l'illusio (Bourdieu) : « Une fois qu'on est dedans, il faut qu'on soit dans l'illusion que c'est important les sujets qu'on traite pour les traiter ». De fait, certains journalistes politiques se sentent prisonniers d'un espace « séparé » du monde. Un reporter doit pourtant pouvoir produire de la distance avec ses sources sous peine de perdre une partie de sa crédibilité.

 

Ce type de traitement politique semble avoir un lien avec le désintérêt de la population pour la politique. Même si « La construction des réalités politiques dans les discours journalistiques n'implique pas que les visions ainsi proposées soient partagées par le public touché » (Daniel Gaxie).

 

 

V / Le vote réapproprié. (Jean-Gabriel Contamin)

 

On peut distinguer les électeurs « normaux » respectant les normes électorales, les abstentionnistes souvent synonymes de crise démocratique, et les « votes blancs et nuls » rarement pris en compte. La cassure entre ces trois types de « votes » relèverait d'une triple forme d'objectivation : objectivation juridique car c'est le droit qui détermine quels votes sont considérés ou non, objectivation sociologique car les logiques ne sont pas les mêmes, et objectivation scientifique car les études correspondant sont différentes. A l'occasion du second tour de l'élection présidentielle de 2002 un ensemble d'électeurs ont tenté d'inventer d'autres formes de réappropriation de leur vote. Car faut de pouvoir « écrire sur le bulletin », l'électeur est contraint de « faire la part des choses », de « juger globalement » même si « on n'est jamais complètement d'accord » (une électrice). Ainsi il existe plusieurs manières de déposer un bulletin « Chirac » (par exemple) dans une urne et de se réapproprier la signification d'un tel geste. Deux votes formellement identiques peuvent être plus éloignés en termes de signification que deux votes formellement opposés.

 

Lors du second tour en 2002, un ensemble d'électeurs cherchèrent les moyens de faire de leur vote une « prise de parole » au-delà de sa dimension de « fidélité » à une certaine éthique républicaine. Certaines actions présentent explicitement un moyen d' « aider à voter pour Chirac le 5 mai » tout en empêchant qu' « on ne nous vole notre voix ». On peut faire la part des choses entre quatre registres de réappropriation :

 

-          L'euphémisation. « On souhaite voter contre Le Pen, pas pour Chirac » (un électeur). La fédération Force ouvrière, entre autre, appelle à « sauver la République ».

-          Registre thérapeutique. Parler de Chirac comme d'un « super-menteur » ou d'un « escroc », de la part des « malgré eux du chiraquisme ». « Plutôt baisé par Chirac que violé par Le Pen » (banderole).

-          Relativisation temporelle. On va voter Chirac, mais ce n'est que partie remise à un avenir plus radieux. Un internaute souligne qu'il ne faut pas oublier que « le véritable deuxième tour aura réellement lieu les 9 et 16 juin 2002 ». « C'est d'autant plus dur à avaler que la loi ne permet pas de finasser : c'est l'un ou l'autre. Circulez, il n'y a pas à discuter ».

-           Registre expressif. Lorsque l'on vote « normalement » pour le président sortant, on se démarque de ceux qui font le même geste « par choix du cœur », et non « par raison ». certains proposent de venir voter « en combinaison blanche à capuche pour ne pas se contaminer », « la veste à l'envers », « une corde autour des mains », un « brassard », « une fleur à la main », etc. Mais au moment de voter, les électeurs se sont quasiment tous conformer aux règles électorales. « Le scrutin s'est globalement déroulé sans incidents et dans la dignité » note le Conseil Constitutionnel.

 

Mais, même en temps normal, les électeurs réussissent à faire que leur vote soit véritablement le « leur ». Ils insistent, paradoxalement, sur l'importance du vote tout en soulignant le caractère limité de ce geste. Reste la signification qu'eux-mêmes donnent à leur geste et qui lui donne son importance. Au sein même des bureaux de vote les électeurs « normaux » usent d'un ensemble de pratiques pour se réapproprier symboliquement leur vote, pour qu'il ne se limite pas au choix d'un bulletin : on observe cela dans le jeu qui s'instaure autour de la prise des bulletins de vote et dans le jeu qui s'instaure autour du sort des bulletins non utilisés. En choisissant les bulletins qu'ils emporteront dans l'isoloir, certains électeurs semblent s'approprier symboliquement l'offre politique. Même si ceux qui se plient à la règle sociale de prendre tous les bulletins ne sont pas démunis pour se réapproprier leur geste électoral. Demeure ensuite la possibilité de « se venger » contre les bulletins honnis et non utilisés : les déchirer ou les mettre à la poubelle. La « direction poubelle » semble être un instrument de hiérarchisation subjective des candidatures au-delà du bulletin finalement déposé dans l'urne. Ainsi, sous le « monothéisme » (interprétation des acteurs politiques et médiatiques) survit un « polythéisme » des usages disséminés du vote, dominés mais non effacés (Bayart). L'abstention peut donc s'interpréter soit comme une incapacité à se réapproprier le geste électoral faute de compétences, soir comme une impossibilité de se réapproprier une offre trop éloignée de son idéal. Quand au vote « blanc » ou « nul », il peut être lu comme une incapacité à respecter les normes électorales ou comme un souci de se jouer de ces règles. En somme, ces votes ne seraient que des votes « normaux » appropriés différemment, permettant de comprendre les autres. Chaque suffrageant serait le « libre auteur des significations politiques qu'il mobilise » (Donégani).

 

 

VI /  Populisme : la cause perdue du peuple. (Annie Collovald)

 

Dans les commentaires politiques récents, la désignation du Front national ne se fait plus exclusivement par l'expression d' « extrême-droite » mais de « populisme ». Pourtant, cette catégorie n'est pas exempt de paradoxes : en même temps qu'être une catégorie d'analyse elle demeure une injure politique. On va s'intéresser à la stigmatisation sur les groupes populaires qu'induit une telle notion. De plus, la connotation actuelle occulte d'autres définitions et d'autres rapports du populaire au politique.

 

Elle fut importée des débats américains sur la « nouvelle droite » par Pierre-André Taguieff en 1984, pour caractériser, avec d'autres labels (« national-capitalisme » par exemple), les idées et les valeurs nationalistes du FN, par rapport au fascisme des anciennes droites. Ce nouveau consensus intellectuel (partagé par les journalistes et les politiques) justifie la thèse conservatrice de « l'ingouvernabilité des démocraties lorsqu'elles sont soumises à une surcharge de demandes populaires ». Ce consensus en appelant un autre : celui de moderniser la démocratie en la dépouillant de ses vieilles œillères idéologiques proposant une politique du peuple au lieu d'une politique de l'économie, en rejetant les options idéologiques les plus radicales et la faire s'accorder aux nécessités néolibérales. Ainsi, le « populisme » entendu comme « l'appel au peuple » est automatiquement considéré comme passéiste et rétrograde. Pourtant, le populisme est un « concept obscur » (Max Weber) prétendant être un instrument d'analyse quand il surtout une arme pour l'action politique. Le « populisme » est néanmoins particulier : il a été et est toujours une pratique politique. Historiquement et sociologiquement, c'est une stratégie de mobilisation politique des groupes populaires.

 

Selon Pierre-André Taguieff, le populisme est d'abord « un style politique susceptible de mettre en forme divers matériaux symboliques », et, ensuite, « un ensemble d'opérations rhétoriques mises en œuvre par l'exploitation symbolique de certaines représentations sociales : le geste d'appel au peuple présuppose un consensus de base sur ce qu'est le peuple et ce que vaut le peuple (demos ou ethnos), sur ce qu'il veut ». Il remarque également que le propre du populisme est le rejet des médiations politiques et suppose une crise de légitimité : c'est un phénomène transitoire et instable qui ne possède aucune idéologie particulière. Mais le « populisme » ainsi employé brouille les pratiques politiques du passé et les enjeux cognitifs de la notion. Par exemple, le poujadisme n'a pas toujours été considéré comme un « populisme ». Ou bien le populisme de Perón qui, selon Gino Germani, était, apparemment, un régime sans rapport avec le fascisme et davantage un régime « national-populaire ». Le « populisme » comme catégorie savante a donc été double réponse intellectuelle, de la « gauche non marxiste », aux usages politiques injurieux du terme que se lançaient au visage les démocrates et les républicains, et au « totalitarisme » brandi par les conservateurs et les néolibéraux anticommunistes (pour eux la démocratie est un système politique libéral dans lequel le peuple exerce suffisamment de pouvoir pour être capable de changer les dirigeants mais pas assez pour se gouverner lui-même). Alors que Pierre-André Taguieff confère une vérité purement théorique à sa définition du « populisme » comme mouvement guidé par un chef charismatique en appelant au peuple. Le populisme d'antant était pourtant un terme employé pour préserver la dignité politique des groupes populaires.

 

Les seules expériences historiques ayant ouvertement revendiqué le label populiste sont apparues au XIXème siècle et promues soit par des intellectuels russes soit par les petits fermiers américains du People's Party. Les autres exemples (Perón, le Ku Klux Klan, Berlusconi, etc.) ne doivent leur « populisme » qu'aux étiquetages qu'ils ont reçus d'autres qu'eux-mêmes. L'appel au peuple était une pratique de mobilisation des groupes favorisés par le système de domination sociale et politique existant, et une entreprise entendant donner une voix politique à ceux qui n'en avaient pas. Les organisations de droite ou d'extrême droite, en revanche, rassemblaient des petites classes moyennes et développaient un libéralisme sauvage peu compatible avec la défense des intérêts sociaux des plus humbles (Soucy). Les groupes populaires souhaitaient donc, non pas contrer la démocratie représentative mais la réaliser complètement.

 

La professionnalisation de la politique a démocratisé le jeu fermé du système de représentations qui défavorisait les groupes sociaux les moins pourvus de ressources sociales. La représentativité sociale devint le fondement du droit à intervenir en politique en promouvant et formant les membres de la classe ouvrière pour en faire de nouvelles élites politiques légitimes. On est donc loin de la démagogie du « populisme » actuel mais plus proche d'éducation du peuple. Ce qui est démocratique en démocratie, c'est la compétition politique et non le mode de gouvernement. Ce n'est pas quand le peuple exerce le pouvoir mais quand la lutte pour y accéder est ouverte et concurrentielle.

 

En désignant le FN de populiste le mot s'est complètement retourné en associant les groupes populaires à des troupeaux suivant aveuglément les traits « vulgaires » et « dégradants » des leaders « populistes ». La mobilisation populaire en devient du coup « irrationnelle », puisqu'elle résulte soit de la manipulation du chef charismatique soit de la « peur », des « mécontentements » qui l'animent et qui font de son ralliement une « protestation ».

 

Si la fiction démocratique permet d'universaliser les « populismes » du fait d'un point de vue libéral global sur la démocratie, elle empêche de s'interroger sur les usages politiques concurrentiels dont peut être l'objet l'appel au peuple. Le « populisme du FN » est ainsi une définition importée de débats idéologiques américains. Aux Etats-Unis le populisme participe à une tentative de donner une apparence populaire et d'éthique philanthropique à une entreprise néoconservatrice tant sur le plan économique que politique.

 

Finalement la formulation de populisme au FN pose plus de problèmes que de solutions :

- Elle « désidéologise » le populisme au moment où le parti frontiste connaît une forte radicalisation idéologique (référence à Julius Evola).

- Elle se substitue au label d'extrême droite au moment où le FN rassemble tous les mouvements d'extrême droite en France (Nouvelle Résistance, Parti national républicain, etc.).

- Elle dirige l'attention vers les groupes populaires alors que s'intensifient les stratégies en direction des élites politiques et intellectuelles (Club de l'Horloge par exemple).

- Elle insiste sur la démagogie alors que s'amplifie un travail d'implantation systématique dans des catégories professionnelles ciblées (police, transport, etc.).

 

Bref, elle efface les pratiques et les stratégies politiques que le FN adopte et offre à celui-ci une identité plus respectable dans le discrédit que le label « fascisme » ou « extrême droite » qui le qualifiait précédemment.

 

Sylvain Métafiot


Frédérique Matonti (dir.), La Démobilisation politique, coll. "Pratiques politiques", La Dispute, 2005


Article également paru sur le site de l'IRED.

 

 

Commentaires

 

c est ca que tu appelles exhaustif LOOL

 

C'est vrai, je l'avoue, cette fiche de lecture est loin d'être complète...

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