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mardi, 06 avril 2021

L'angoisse devant l'abîme

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« Mon cerveau, habitué jusqu'alors à penser en dimensions européennes, embrasse les formes grandioses des temples de Lahore, amalgame le sphinx égyptien au dragon chinois ; il écrit avec les formidables masses d'où provinrent les Pyramides, il pense dans les termes pleins et majestueux du sanskrit, dont chaque mot est un organisme vivant, car un processus mystique, pangénétique, en a fait un être, un organe sexuel géant à la force génésique incommensurable qui créa toute langue et toute pensée : une synthèse du Logos et du Karma - le Verbe de Jean, le Verbe devenu chair.

Et je me livre à une folle débauche de fantasmagories spatiales. Je suis un roi assyrien, ma haute tiare va jusqu'au ciel, ma robe, tissée de lumière est de brocart aux couleurs vives ; dans mon char frappé du croissant, je survole la misère de l'Europe, investi d'un pouvoir grandiose et d'une magnificence qui jadis jeta les esclaves à terre, le front dans la poussière et l'ordure.

Oui, j'aime la majesté muette, babylonienne, où les mots étaient rares et précieux car ils naissaient d'un acte formidable et terrible.

Oui, j'aime la violence native, titanesque, du sentiment de puissance, qui se rit des dieux, qui subjugua les hommes et le règne animal, qui fit flageller l'océan et jeter dans les fers des pays inconnus.

Oui, j'aime le fier défi de la folie, j'aime de l'homme biblique l'orgueil à la dureté de granit, né de dents de dragon, qui provoque un Dieu féroce d'un rire sardonique et, pour la première fois, ose l'outrager du nom de Satan-Jéhovah, qui arrache un rocher à la terre pour le lancer contre le ciel, contre le front d'airain du meurtrier terrible qui tourmente l'engeance faite de ses propres mains en représailles de péchés que lui-même lui a inoculés.

 

[...]


Aussi loin que remontent mes souvenirs, je me suis toujours ressenti comme une chose incohérente, pétrie de contradictions, chaotique, qui paralysait ma volonté et entretenait ma pensée dans un permanent état d'excitation par des velléités impulsives dont la constance n'avait d'égale que l'impuissance.

Il y avait toujours en moi quelque chose qui était sans la moindre affinité avec le reste de ce qui m'appartenait. Les éléments les plus hétérogènes subsistaient côte à côte dans un mélange composite sans parvenir à se lier ; des petits démons se tenaient dans un face à face hostile, prêts à s'assaillir d'injures et de railleries sanglantes.

 

[...]

 

Jamais il n'y eut en moi amour et synthèse.

Je suis l'archétype de tout mouvement centrifuge, l'archétype de la désagrégation et de la destruction.

Je suis la Nuit de Walpurgis où mon temps s'agite dans ses derniers soubresauts spasmatiques.

 

[...]

 

Tu reposes dans mes bras et c'est la nuit.

Nos baisers nous coupent le souffle, jusqu'à nous épanouir l'un dans l'autre, l'un de même essence que l'autre.

J'imprime mes lèvres dans tes seins fiévreux, ma poitrine se dilate dans le désir avide, ardent, enfin comblé ; je presse ton corps de panthère si étroitement contre moi que j'entends frapper ton cœur à ma poitrine d'homme, que je peux en compter les battements, que je sens le long de mon corps dévaler le torrent de sang qui se précipite à travers le tien, et les frémissements de volupté qui ébranlent ta chair deviennent les miens.

Je m'enfouis profondément en toi ; je sens tes membres s'arc-bouter dans l'extase dionysiaque, tétanisés de plaisir, dans le soubresaut d'un éréthisme tendu par une douloureuse volupté.

Plus fortement, plus profondément - toujours plus profondément, jusqu'à pouvoir saisir ton esprit immortel dans cette fournaise insupportable de mon ardeur, dans cette démente farce de mon plaisir sensuel, dans le haletant alléluia de ma volupté.

Et me voici l'incarnation du logos lorsqu'il se fit l'évangile de la chair ; je suis la toute-puissante pan-sexualité, le point nodal liant le passé à l'à-venir, le pont vers l'au-delà du futur, le gage d'une nouvelle évolution.

 

[...]

 

De toute cette passion pantelante, qui fait frémir, tressauter mon cerveau, de toute cette fièvre brûlante dont la fureur ébranle ma tête, de toute cette fougue indomptable de mes membres à la vigueur retrouvée dans le plaisir, je veux me laisser secouer par le séisme de ta chair, ne rien percevoir que la chaleur blanche de tes membres, ne rien entendre que mon sang grondant comme un torrent, ne rien sentir que la vrillante, poignante douleur du délire de l'amour, - je veux anéantir la souffrance dans le dithyrambe victorieux du sexe, dans l'assourdissant bruit de ressac d'une terrible symphonie de la chair.

Et puis, dis-moi comme tu m'aimes ! Dis-le dans le hoquet de ton corps avide, brûle-moi ce mot dans les membres, marque-le moi au fer sur les lèvres, exhale-le en moi, ce brûlant, ce goulu, cet extatique :

Je t'aime !

 

[...]

 

Ô porte-moi hors d'ici - porte-moi où des mondes effrités parcourent errants les solitudes, se fracassant l'un contre l'autre -

où d'épaisses gerbes de rayons stellaires s'effleurent, croisant leurs cours fluctuants, emplissant le monde d'une légère et tremblante harmonie, douce comme un duvet -

ailleurs, en un lieu où s'annulent les forces d'attraction des soleils, où je perde la gravité, la pesanteur, et tous mes repères à l'espace, au temps, au centre -

ailleurs, d'une aile exultante de nostalgie, désirante et stellaire, en un lieu où ma grandeur va se réduire en un atome minuscule -

dans un ailleurs privé d'atmosphère où mes formes se dissolvent, où me mêler au flot de l'univers, rouler, météore de lave en fusion, vers l'océan cosmique pour m'y précipiter -

loin d'ici, défiant la stupide loi de la conservation de l'énergie et de la matière -

loin d'ici, me fondre dans la pulsation rythmique des molécules de l'éther -

vers une étoile lointaine, à un million d'années-lumière de la terre, où je puisse m'allonger et me reposer, où je perçoive mille siècle comme un instant, où je ne perçoive mon éloignement de la terre que comme la pointe dogmatique de l'élément primordial sur laquelle je veux embrocher le monde pour le décocher dans le soleil, qu'il aille s'y purifier, s'y rédimer en un Néant solaire, un pur Néant d'or.

 

[...]

 

Par ma fenêtre entre un air lourd chargé de sensualité, ivresse génésique de la nuit, voix de jeunes gens lubriques, cherchant des femmes dans la rue.

Je vois la nature comme une apothéose apocalyptique du phallus qui, dans une permanente érection, dilapide avec une brutale prodigalité des torrents de semence profuse jetée sur l'univers.

Sur ma table est posé un bouquet de fleurs : toute leur vie est organisée vers le sexe, et avec une impudique innocence, elles s'offrent à la semence fécondante.

Je perçois les ébranlements voluptueux de l'acte créateur, j'entends le murmure des balbutiements amoureux de la terre hermaphrodite, de la Sainte Vierge masculine, nuptialement drapée dans le dais de la nuit.

Et de quel riche semis de germes d'or il est brodé ! Comme il est profond et sombre ! -

Mais au-dessus de cette impudeur du stupre, de cette apocalypse de la débauche du sexe, de cet Evangile satanique du plaisir des sens -

s'élevant, sublime, au-dessus de la génération et de la conception, au-dessus de la vie qui passe et qui renaît, de l'oxydation et de la réduction, trône l'auguste et souveraine majesté de Ma stérilité !

 

[...]

 

Alors, cher amour, parmi toutes ces ridicules théories chimériques, je veux poser mon front sur tes genoux, je veux baiser tes belles mains longues et délicates, et je jette à tes pieds le lourd fardeau de mon empire sur le monde et sur toutes les créatures :

je te restitue mon âme.

Toi, ma fiancée mortuaire aimée par-dessus tout, toi que j'aime de toute l'abyssale profondeur de ma vacuité ! -

J'entends une rumeur profonde comme le monde, sombre comme la nuit, et vaste plus que toute chose en instance d'être :

c'est la soif éperdue de synthèse, bonheur qui m'aurait donné du génie et élevé au-dessus de tous les humains, - cette synthèse à laquelle j'ai espéré en vain accéder à travers Toi. »

 

Stanislaw Przybyszewski, Messe des morts (extraits), Editions José Corti

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