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vendredi, 22 février 2019

Louis Blanchot : « Tom Cruise se pense condamné à demeurer éternellement une icône magnétique »

 

Article initialement publié sur Le Comptoir

 

Critique de cinéma pour les revues « Carbone », « SoFilm » et « Chronic’art », Louis Blanchot est l’auteur d’un essai sur l’acteur le plus survitaminé d’Hollywood : « Les Vies de Tom Cruise » (éditions Capricci). Un ouvrage qui explore les multiples métamorphoses d’un comédien qui – non content d’incarner depuis plus de vingt ans, et avec la même fougue, l’agent Ethan Hunt dans « Mission Impossible » – peut se targuer d’une filmographie à l’éclectisme impressionnant. Ayant collaboré avec des réalisateurs aussi prestigieux que Martin Scorsese, Oliver Stone, Stanley Kubrick, Paul Thomas Anderson, Sidney Pollack ou Steven Spielberg, Cruise, porté par l’inertie d’un élan qui semble ne connaître aucune pause, continue à forger sa légende d’action-héro au point de se confondre avec sa propre image.

Le Comptoir : Le titre de votre essai sous-entend une certaine schizophrénie filmique chez Tom Cruise (« Une identité unique et déclinable, laquelle lui permet de passer d’un univers à un autre comme les toons de Tex Avery ou de la Warner Bros. »). D’où provient cette malléabilité extrême ?

edge of tomorow,jerry maguire,eyes wide shut,top gun,le comptoir,sylvain métafiot,louis blanchot,tom cruise,mission impossibleLouis Blanchot : Paradoxalement d’une certaine constance dans l’incarnation. À quelques exceptions plus ou moins heureuses près (ses rôles outranciers dans Tonnerre sous les tropiques ou Rock Forever), Tom Cruise s’en sera tenu à un registre de jeu certes maîtrisé mais plutôt étroit. S’il y a schizophrénie, c’est dans la façon dont la fiction va relancer et progressivement obscurcir cette image d’action man à tout faire. À force de jouer toujours le même rôle (lui contre le reste du monde), Cruise en a totalement épuisé le sens. C’est particulièrement prégnant dans Barry Seal : il campe un personnage menant une double voire une triple vie (une vie de famille, une autre d’espion, une dernière de brigand), mais chacune de ces existences pourtant contradictoires est interprétée par Cruise avec le même mélange de détermination et d’efficacité qu’au début de sa carrière. Il y a chez lui quelque chose qui ne change pas, qui ne veut pas changer, et cette invariabilité de tempérament le rend paradoxalement de plus en plus louche.

 

« À force de jouer toujours le même rôle (lui contre le reste du monde), Cruise en a totalement épuisé le sens. »

S’il est une loi fondamentale qui innerve l’acteur c’est celle de la course-poursuite. Le « Everybody runs » de Minorty Report résonnant comme « le mantra cruisien, physique et métaphysique […] celui d’un homme traqué de toute part, et en même temps lancé à la recherche de lui-même. » Mais après quoi court-il sans cesse depuis bientôt quarante ans ?

Cruise court constamment parce qu’il n’a peut-être qu’un seul et véritable ennemi : le temps, qui joue toujours contre lui. D’abord parce qu’il est un héros d’action et que celui-ci doit souvent accomplir sa mission ou son exploit dans un délai impératif et incompressible (le compte à rebours n’est pas pour rien un des grands leviers à suspense du genre). Si Cruise court dans tous ses films, c’est donc par nécessité de prendre de vitesse les événements, de rattraper ce temps qui défile inexorablement et met en péril l’accomplissement de son destin. Mais d’un autre côté, Cruise court pour fuir le temps, ou en tout cas les effets du temps : la vieillesse, la dégradation physique, l’oubli. En tant que star, Cruise est engagé dans une lutte de plus en plus menaçante avec son propre déclin, qu’il s’agit pour lui d’ajourner, de conjurer. Et pour ce faire, la course et la mobilité sont bien évidemment ses meilleurs atouts. Car tant que Cruise court, tant que Cruise s’active, on ne voit pas les effets de la vieillesse sur lui, alors que chaque gros plan fixe sur son visage nous fait comprendre que cette décrépitude le guette.

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lundi, 04 février 2019

Le poète contre la terreur : Le Chaos de Pasolini

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Article initialement publié sur Le Comptoir

 

On pensait avoir tout lu ou presque des essais politiques de Pasolini, porté au pinacle de la critique sociale des années 70 avec ses Écrits corsaires et ses Lettres luthériennes. Il faudra désormais compter avec Le Chaos, recueil inédit d’articles publié entre 1968 et 1970 dans l’hebdomadaire Tempo et judicieusement exhumé des limbes italiennes par la maison d’édition R&N, fidèle en cela à sa démarche salutaire de remettre au goût du jour les grandes œuvres oubliées du XXe siècle.

 

Politiquement inclassable – réactionnaire pour certains gauchistes bornés (voir la lettre qu’un « étudiant de gauche » lui envoie en 1969), communiste fanatique pour les droitards hargneux et geignards – Pasolini, indépendant et solitaire, indépendant parce que solitaire, s’en prend radicalement à cette nouvelle société de consommation encouragée par les tenants de l’ordre politique de droite comme de gauche, ce « cataclysme anthropologique » détruisant les cultures populaires, les anciens modes de vie, les dialectes locaux. Comme le remarque Olivier Rey dans la préface, « Pasolini a parfaitement saisi que si la droite, sous des oripeaux conservateurs, favorise le déracinement général en servant la dynamique capitaliste, la gauche, quand elle s’entête à combattre un conservatisme imaginaire, devient le meilleur allié de son ennemi. »

 

L’objectif qu’il se fixe à travers ces articles ? S’insurger « Contre la terreur », celle constitutive de l’autorité émanant aussi bien de la droite clérico-fasciste, des staliniens que de la nouvelle gauche (« le snobisme extrémiste de certains adeptes du Partis socialiste italien est la chose la pire qu’ait produit la bourgeoisie italienne au lendemain du fascisme ») et qui entraîne un vide spirituel autant qu’une fétichisation de la technique. Sa volonté ? Analyser sans complaisance, et avec violence, le mal bourgeois, cette « maladie très contagieuse » qui absorbe l’énergie vitale des citoyens italiens comme le vampire suce le sang de ses victimes. Mais chez Pasolini la tendresse est à un jet d’encre de la rage, et l’on trouvera également dans ce recueil foisonnant une lettre « pleine d’amertume » à Silvana Mangano, une autre à Anna Magnani à propos de la souffrance animale, un petit dialogue avec Alberto Moravia sur le rôle de la littérature et de l’engagement révolutionnaire, une lettre à Luchino Visconti à propos de son film Les Damnés, un portrait enjoué du cycliste Eddy Merckx, une analyse du film Partner de Bertolucci (« un nouveau type de cinéma »), un poème en faveur d’Aléxandros Panagoulis, une pensée, enfin, le jour de Noël, pour Régis Debray emprisonné en Bolivie.

 

Sylvain Métafiot