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mercredi, 12 décembre 2018

Jean-François Rauger : « Sergio Leone a engendré un genre dont il a inventé l’essentiel de l’esthétique »

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Article initialement publié sur Le Comptoir

 

Ses films sont vus et revus avec le même enthousiasme depuis 60 ans, il a inspiré des dizaines de cinéastes à travers le monde, ses personnages sont devenus des icônes de la culture populaire, sa mise en scène est étudiée dans toutes les écoles du cinéma, ses gros plans mille fois reproduits, et la musique de son ami Morricone résonne dans le cœur de toute une génération de spectateurs. À travers seulement sept films, Sergio Leone, longtemps méprisé par ses pairs, ne s’est pas contenté de réanimer avec panache un genre essoufflé, celui du western. Il a démontré que le cinéma, cet art alchimique par excellence, pouvait combiner, sous l’égide d’une Amérique fantasmée, la violence lyrique la plus stylisée avec une sensibilité intimiste et morale extrêmement raffinée. À l’occasion de l’exposition et de la rétrospective que lui consacre la Cinémathèque française nous nous sommes entretenu avec son directeur de la programmation, Jean-François Rauger.

Le Comptoir : C’est aujourd’hui entendu, Sergio Leone est un grand parmi les grands. Il n’en a pourtant pas toujours été ainsi. Au début des années 60′, « Western spaghetti », avant d’être un étendard revendiqué, était une insulte proférée par des critiques n’acceptant le renouveau tapageur et moderne d’un genre qu’ils considéraient comme exclusivement américain. Pourquoi une telle levée de boucliers ?

Jean-François Rauger : Il y a eu un soupçon pesant sur la légitimité du western italien comme un genre détaché de toute racine culturelle. Mais pourquoi le cinéma ne pourrait-il pas, justement, trouver d’autres racines culturelles que celles légués par une certaine Histoire et une certaine géographie ? Ce fut un réflexe fétichiste et mélancolique à la fois, le constat de la disparition d’un moment de l’histoire du cinéma si bien incarné par le western américain et ses transformations successives. Ce fut aussi le refus de voir que la forme « dégradée » que représentait le western italien pouvait faire partie d’une forme de modernité tout comme la prédominance de la sensation sur le sens, du jeu sur la psychologie, a pu apparaître comme une forme de pornographie.

 

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La renommée éclatante des films de Leone ne cache-t-elle pas tout un pan du western spaghetti un peu méconnu ? On pense à Sergio Sollima et Sergio Corbucci évidemment, mais aussi Damiano Damiani, Giorgo Ferroni, Tonino Valerii ou Duccio Tessari. Comment expliquer ce contraste ?

Il est vrai que l’arbre Leone a peut-être caché la forêt du western italien et sa relative diversité. Mais il n’y rien d’autre à dire que c’est tout à fait normal. Sergio Leone est le plus grand. Il faut voir le western-spaghetti comme un moment post-hollywoodien de l’histoire du cinéma, un mouvement global qui va toucher d’autres catégories du cinéma populaire et d’autres cinématographies. Leone a engendré un genre dont il a inventé l’essentiel de l’esthétique tout en le faisant, en même temps, sortir de ses limites. Aucun réalisateur de western italien n’a su porter à ce degré de perfection cette alliance du carnavalesque et de la gravité, de l’élégiaque et de la théorie, de noblesse et de trivialité, sans qu’une dimension ne l’emporte sur une autre. Rien de scandaleux donc à ce que le cinéma de Leone ait un peu caché tout un pan du western italien. Par surcroît, au fur et à mesure de l’évolution de sa filmographie, Leone a construit une forme de critique du western italien lui-même pour revenir à une méditation sur l’Amérique et ses fictions, le berceau de toutes les histoires au cinéma.

 

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Avec Il était une fois la révolution, Leone réalise ce qu’on appelle un « western Zapata », c’est-à-dire un western engagé à connotation sociale et politique qui, comme l’explique Vincent Jourdan, « trouve dans les révolutions mexicaines un prétexte à des aventures exotiques hautes en couleurs et propices aux réflexions sur les rapports nord-sud. » Les films Quien sabe (1966), Il mercenario (1968), Companeros(1970) ou Tepepa (1968) sont emblématiques du genre. La vision lyrique de Leone était-elle soluble dans l’engagement politique de son époque ?

Il était une fois la révolution est un film qui s’inscrit contre ce que l’on a appelé le « western Zapata », soit ces films qui utilisaient la révolution mexicaine comme une allégorie anti-impérialiste du moment. Leone pousse la conscience de classe jusqu’à une vision « populiste » ou « qualunquiste » qui voit le lumpen proletaire incarné par Rod Steiger ne se faire aucune illusion sur sa condition et les possibilités de transformation de celle-ci. Il y a dans le film l’intuition mélancolique des échecs des mouvements révolutionnaires du XXe siècle. Cette lucidité désespérée distingue radicalement le film des autres westerns que vous citez.

 

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Dans son ouvrage consacré à Il était une fois en Amérique, Jean-Marie Samocki explore la mélancolie sourde qui imprègne l’ultime œuvre du cinéaste : « un ratage individuel, assez dérisoire (l’aveuglement d’un homme qui se rend compte à la fin de sa vie qu’il s’est trompé) offre à Leone l’origine d’un récit à l’ampleur spectaculaire. » Comment Leone arrive-t-il à articuler le désenchantement mythologique d’une Amérique fantasmée et les désillusions d’un destin personnel qui navigue entre rêves et souvenirs ?

Avec son dernier film, Leone met le doigt sur une contradiction radicale de la fiction hollywoodienne. Il y a au centre de Il était une fois en Amérique une gigantesque ellipse (une figure de style très utilisée à partir de Il était une fois dans l’Ouest). « L’absence » du personnage de Noodles durant 35 ans est celle d’un personnage qui a cessé d’être une figure mythologique (le gangster flamboyant) pour devenir ce que l’on devine être un citoyen ordinaire, soit le sujet idéal de la démocratie américaine elle-même. La résolution des contradictions qui constituent l’achèvement de tout récit du cinéma américain rend impossible la fiction hollywoodienne, longtemps toujours recommencée. Le génie de Leone est d’avoir mis à nu ce qui constituait le fondement mythologique et fantasmatique de son cinéma, pour le renvoyer à la négation constitutive de son être.

 

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Le compositeur Ennio Morricone sera également à l’honneur de la Cinémathèque avec une petite rétrospective de ses plus célèbres compositions. Dans la séquence qui précède la confrontation finale du Bon, La Brute et le Truand, Sergio Leone, à l’écoute du morceau « The ecstasy of gold » déclara : « Dès cette séquence, j’ai su qu’Ennio Morricone n’était pas mon musicien. C’était mon scénariste. » Comment comprenez-vous ce propos ?

Il serait presque justifié de désigner Ennio Morricone comme co-auteur des films de Leone. La musique est la structure même de ses films, comme de bien d’autres d’ailleurs qui n’ont pas eu son génie mais dont les œuvres ont parfois été « sauvées » par celle-ci. Elle procède de cette stimulation des sensations qui tout autant que le reste deviennent des formes qui pensent.

 

Sylvain Métafiot

 

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