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mercredi, 24 février 2021

Déflagration spirituelle : Violence & Peace de Shinobu Kaze

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Issu du gag-manga type Shonen Jump, Shinobu Kaze (de son vrai nom Tomoaki Saito) a longtemps été l’assistant de Gō Nagai (DevilmanGoldorak) avant de mettre son talent de dessinateur, au mitan des années 1970, au service de genres plus radicaux : science-fiction, horreur et polar. Il ne cache pas que ses trois principales références sont les films de Bruce Lee, les flics décomplexés de Seijun Suzuki et les bandes-dessinées rock’n roll de Philippe Druillet. Trop hermétique au public japonais, il collabora, dans les années 1980, aux magazines de comics américains Heavy Metal et Epic Illustrated.

 

Violence & Peace est une anthologie d’histoires courtes prenant le plus souvent place dans un futur apocalyptique où des individus paumés ou réfractaires parcourent des paysages dévastés, jonchés de cadavres, côtoyant des infrastructures cyclopéennes et des machines ultra sophistiquées et minutieusement détaillées. Le recueil s’ouvre sur le récit de l’homme le plus puissant du monde qui, armé de son sabre et de sa guitare électrique, part à la recherche d’une arme ultime « capable de faire disparaître l’angoisse elle-même » (Violence becomes tranquility)… Ailleurs, c’est un policier manchot qui lutte contre le programme totalitaire d’un gouvernement ayant décidé d’éradiquer toute violence sur terre en créant une force d’unité spéciale (L’annihilateur). Plus loin c’est une scientifique qui avale une pilule d’accélération et évite un avion de chasse en l’espace de 2,2 secondes (La femme supersonique). L’on identifie çà et là des thèmes bien connus de la SF et du cyperpunk : la fusion/répulsion du corps humain et de la machine, les expériences scientifiques incontrôlées, le basculement dans des réalités alternatives, la transmutation des genres sexuels, les dictatures planétaires, l’exploration des tréfonds de la conscience humaine… Mais Kaze est aussi prolixe dans le shojo horrifique et paranormal, « subvertissant les conventions du manga pour filles » comme le rappelle Léopold Dahan sans la postface. Que ce soit à travers la détresse d’un homme confronté à l’amour surnaturel de deux jumelles dont l’une d’elle prend possession du bébé de l’autre afin de l’éventrer de l’intérieur (Réincarnée par amour) ; ou la vengeance d’une médium qui va arracher le cœur d’un criminel sadique en voyageant dans les souvenirs de sa sœur (Mort du tueur en série).

 

Le plus fascinant reste néanmoins ses envolées mystiques totalement grandiloquentes, comme à la fin d’Écoute la voix de ton cœur, où après une longue période de destruction causée par des rêves étranges (les gens… explosent !), l’Humanité, sous l’égide d’anges et de guitaristes new-age, évolue en une conscience unique qui transcende le monde entier et vainc le mal dans un tourbillon d’énergie cosmique. Très en vogue dans les années 1980, cette cosmogonie futuriste se retrouvera dans des œuvres comme Akira de Katsuiro Otomo (1982), Ken le Survivant de Hara et Buronson (1983) ou Galaxy Express 999 de Leiji Matsumoto (1977). Explorant deux facettes fondamentales de l’être humain (littéralement Violence and Peace), Kaze se fait l’artisan du chaos pour mieux prêcher un idéal d’amour universel et un sursaut écologique. Les horreurs décrites sont bien souvent le résultat des guerres passées, tel ce spectre, mort lors des bombardements de Tokyo, qui hante le corps d’une lycéenne et pleure sa rage d’avoir été fauché dans sa jeunesse (Les larmes du spectre). Dans une autre histoire, un lycéen poussé au suicide se venge de ceux qui le harcelait en prenant possession de l’un d’eux et sème la mort autour de lui (Angel’s Eye). Ou c’est un miroir magique qui, à la manière du portrait de Dorian Gray, reflète l’état mental et la blessure sentimentale d’une jeune voyante.

 

Graphiquement, enfin, c’est d’une virtuosité folle. Sa maîtrise du dessin autant que son audace du découpage sont impressionnantes. Malgré le luxe de détails que peut contenir une seule case ou une double page, les séquences, bien que narrativement complexes, n’en demeure pas moins lisibles. Atteint d’une véritable emphase graphique, il construit ses planches comme un sculpteur taille dans le marbre, conférant à ses cases des formes géométriques recherchées et déroutantes, et dont l’originalité reflète bien souvent les états d’âme des personnages. Cette case déchirée par le tir d’un colt 45, par exemple, symbolise la crise et le désespoir d’un adolescent face à une vague délirante de suicides dans son collège (Le garçon au colt 45). La ligne du visage apaisé qui conclue l’histoire Heart and Steel semble, quant à elle, d’une perfection irréelle. Même apaisés, les méandres imaginaires de Shinobu Kaze sont un voyage sans retour.

 

Sylvain Métafiot

 

Article initialement publié sur Le Comptoir

mercredi, 17 février 2021

Le mécano de la sociale : La Mécanique Lucas Belvaux de Louis Séguin et Quentin Mével

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Dans le petit et dense essai qui précède le passionnant entretien avec Quentin Mével, Louis Séguin rappelle quelques traits caractéristiques du cinéma de Lucas Belvaux comme l’importance accordée à la parole (qu’elle soit dialoguée ou monologuée) mais aussi aux gestes silencieux dont la signification s’avère souvent cruciale dans l’avancement du récit. La mise en scène des corps porte ainsi l’histoire autant que le scénario : « Les films de Lucas Belvaux sont des théâtres, dont chaque personnage peut être tour à tour acteur ou spectateur ».

 

Ancrant ses récits dans des lieux qu’il connaît bien (les friches industrielles du Nord de la France, Charleroi, Le Havre, Liège et ses environs), jonglant aisément avec les genres (polar, comédie, drame… avec des réussites inégales), son point de vue se veut réaliste, observant d’un œil critique la misère sociale qui pousse au crime (La raison du plus faible), la démagogie politique qui prospère sur la peur (Chez Nous), la lâcheté ordinaire qui confronte la culpabilité personnelle au jugement de la société (38 Témoins), le fossé entre classes malgré l’amour (Pas son genre), la froide logique des intérêts bien compris (Rapt), les traumatismes de la guerre (Des hommes) ou encore le déclassement social, la culture ouvrière et les luttes syndicales. Chez Belvaux regarder la réalité en face c’est refuser le déni, porter un jugement, prendre parti, s’engager, quitte à rompre avec son entourage. D’où une dimension militante et éthique dans sa façon de filmer qui interroge les tourments moraux de personnages parfois antipathiques (grand patron, militants d’extrême droite…) permettant de comprendre tous les ressorts de l’intrigue. Il plane ainsi une sorte de déterminisme sur chacun d’eux, comme s’il était impossible d’échapper à leur condition sociale.

 

Ces thématiques se retrouvent dans l’entretien que le cinéaste a accordé à Quentin Mével et qui revisite, éléments biographiques à l’appui, toute sa filmographie de manière chronologique. L’on apprend ainsi que ses premiers pas en tant que réalisateur sur Parfois trop d’amour (1993) furent plus délicats quant à la direction d’acteurs que dans l’apprentissage de la caméra ou du découpage. Lui qui avait travaillé en tant qu’acteur pour Żuławski, Chabrol, Assayas ou Boisset avait eu le temps de s’instruire sur le tas des ficelles du métier mais il a dû apprendre, une fois derrière la caméra, à revendiquer et maintenir ses choix, parfois avec autorité. Belvaux se livre avec sincérité et, au détour de considérations sur les divers problèmes qu’entraîne la production d’un film (notamment sur sa trilogie mélangeant trois genres différents et tournée dans le désordre : Un couple épatantCavale et Après la vie en 2003), on apprend également que la rencontre entre Jean-Pierre Léaud et Ornella Muti sur Pour rire ! (1996) fut pour le moins surprenante et que c’est elle qui l’adouba en tant que metteur en scène. Il saisi l’occasion pour faire la différence entre la réalisation (« la technique, tu décides où mettre ta caméra, comment tu la fais bouger ») et la mise en scène (« le théâtre, comment tu fais bouger les acteurs dans un cadre ou un espace »). Côté technique il porte un amour particulier aux plans-séquence, aux travellings et au format scope. Côté personnages il mélange sans peine les univers de Jean-Pierre Melville, Ken Loach ou Fritz Lang. Et s’il passe un certain temps à se documenter avant de s’engager sur un projet, il n’hésite pas non plus – comme en témoigne ses derniers films – à imposer sa vision propre en adaptant des œuvres littéraires :  La vie en jeu du Baron Empain, Est-ce ainsi que les femmes meurent de Didier Decoin, Pas son genre de Philippe Vilain, Le Bloc de Jérôme Leroy, Des hommes de Laurent Mauvignier. Pour toucher à la vérité il faut savoir prendre des libertés.

 

En somme, un ouvrage très instructif sur la fabrication d’un film (machine lourde et complexe s’il en est) et sur le parcours d’un cinéaste en perpétuel apprentissage : « Je me pensais de l’école de Jacques Rivette et John Cassavetes, des réalisateurs qui offrent beaucoup de place aux acteurs. En fait, je suis plus de celle de Claude Chabrol, Billy Wilder, Ernst Lubitsch ou François Truffaut, qui pensent beaucoup leurs films, en échafaudent méticuleusement la mécanique. » 

 

Sylvain Métafiot

 

Article initialement publié sur Le Comptoir